DANIEL HÉLIN : UN PINGOUIN FAIT LE PRINTEMPS

La première fois que j’ai entendu Daniel Hélin, il chantait dans le trou de la Place Saint-Lambert. Il était alors étudiant « acteur » au Conservatoire de Liège, et avec son chapeau de moujik sur la tête, sa petite guitare autour du cou, il improvisait en « grommelot » de fausses chansons russes et italiennes. Après quoi, il nous avait balancé deux ou trois de ses « vraies » chansons, que j’avais reçues en plein cœur.

On était alors en 1995 ou 1996. Je venais d’ouvrir, avec Charlie Degotte et Benoit Joveneau, une petite salle de spectacle autogérée à Saint-Gilles, « Le Théâtre Le Café », et nous y avons invité Daniel. Depuis, cela fait vingt-cinq ans qu’on se croise dans les coulisses de la chanson.
Ce printemps, j’ai reçu dans ma boîte aux lettres sa sixième rondelle, « Pingouin », coréalisée par Gil Mortio et Louis Evrard (1). Daniel Hélin a aujourd’hui un côté teddy bear assumé, la barbe et les cheveux poivre et sel, l’air d’un ours à lunettes un peu hirsute, bronzé à la pluie ardennaise et coiffé par les ronces. On a acheté notre ventre au même magasin. Militant de la décroissance avant la lettre, il vit entouré d’instruments dans une roulotte au milieu des prés.
A la scène, à la ville ou aux champs, c’est un humain qu’on gagne toujours à rencontrer.
Daniel vient d’installer « Zoom » sur son ordi pour cette interview. Les premières connexions sont toujours un grand moment de poésie.

Claude : Voilà… là, je te vois… maintenant, tu dois allumer ton micro… En bas, à gauche… c’est bon, là… Amis des plantigrades, bonsoir !

Daniel (regardant son écran) : Zut, je ne sais pas où regarder pour te voir en face (il retourne l’écran et je le vois la tête en bas). Ca ne fait rien, on va faire « avec ».

Claude : OK, mais remets-toi à l’endroit, sinon ça va me déconcentrer

(rires).

Daniel : Voilà, c’est mieux comme ça.

Claude : Bon, comment vis-tu ce « confinement » ? Tu nous a tous doublés, parce que toi, cela fait vingt-cinq ans que tu es « confiné »… !

Daniel : Oui, cela vers vingt-cinq ans que j’habite en autonomie poétique dans une roulotte. Mais j’ai eu plus peur des gens qui se battaient pour des rouleaux de PQ que du virus lui-même. Après le premier mois de parano, la grippe du pangolin, je m’en foutais un peu, je craignais plus que les gens des villes comme toi débarquent avec une machette pour débiter nos vaches et les potirons de nos jardins. Moi j’étais plutôt dans la jouissance d’un monde sans avions, sans voitures, je me disais : « Ca y est, la révolution a commencé ! ». Mais ça n’a pas eu lieu (rires). Pour te donner un exemple, je montrais sur internet le bouquet d’ail des ours que je venais de cueillir dans les bois, en disant : « Voilà, j’ai été au marché », alors que vous, vous faisiez deux heures de file au Colruyt avec votre masque sur le visage. Bon, maintenant, tout le monde s’est habitué, mais je crois qu’en « citadinerie », ce doit être plus difficile que chez moi (NDLR : Daniel invente toutes les trois phrases des mots bizarres). J’ai fait quelques sauts en ville, je n’ai pas du tout aimé l’ambiance.

Claude : Tu es un « survivaliste » avant l’heure.

Daniel : Sans le faire exprès. Et je n’ai aucune ambition pédagogique à ce sujet…ou alors très discrètement.

Pas d’eau courante, je fais avec mes bidons.

Claude : Un des morceaux de ton CD s’appelle « Vous qui Chiez dans l’eau Potable ». Chez lui, où Daniel Hélin va-t-il chier ?

Daniel : Dans la sciure ou la cendre dans un grand seau magnifique que je recouvre de terre, et cela devient un réservoir à vers de terre impeccable. Je pourrais faire de la lombriciulture (rires).
Mais la chiotte sèche, à l’intérieur d’une roulotte, ce n’est pas très chouette, alors, je fais cela dehors, à l’ancienne. Même quand il pleut, je sors en peignoir. J’ai construit une petite cabane en bois avec un cœur sur la porte. Quand il neige, tu vas faire caca au jardin, et quand tu reviens près du poêle, c’est le bonheur !

Claude : Tu as fait une « petite carrière » dans la chanson en Belgique, enfin, comme on peut en faire une chez nous, où l’Everest n’est jamais très loin du marécage… (rires). Tu as fait des choix très radicaux, comme vivre dans une roulotte, sans vraiment te soucier du regard des autres. Tu vis ta vie comme un jeu ou une aventure.

Daniel : Je ne fais pas mes choix par rapport aux autres, je les fais par rapport à moi. J’ai une curiosité pure et dure, et je pousse ma logique jusqu’au bout. Je me suis demandé : de quoi ai-je besoin pour habiter ? C’est quoi, « une maison » ? A quoi sert un frigo ? A moi, cela ne me sert à rien. Donc, pas de frigo. Pas d’eau courante, je fais « avec » mes bidons. Comme ça pour tout. Comme les animaux ont un nid, un terrier. Oui, c’est un choix presque animal. Le côté « militant » ou « alterno-truc », c’est une connotation par défaut. C’est un choix philosophique, d’accord, mais surtout pratique: de quoi un humain a-t-il vraiment besoin ? Qu’est-ce que je veux mettre dans mon corps, dans mon environnement ? En somme, comment « pratiquer » ce monde ?

Si tout le monde mangeait comme nous, il faudrait neuf planètes.

Claude : Cette réflexion t’a aussi amené à devenir végétalien. Ca fait combien de temps, maintenant ?

Daniel : J’entame ma cinquième année. Alors que tu sais bien que je suis un ogre, mon Claudy, j’étais le gars qui mangeait tout le gras des côtelettes en bord d’assiette. Un jour, je me suis fait cette réflexion basique : qu’est-ce qui rentre dans mon corps, qu’est-ce qui en sort ? « In », « out », respiration, expiration.

Claude : Les animaux ont toujours été très présents dans ton travail. Un véritable bestiaire, presque des personnages à part entière. Il y a un moment où tu t’es dit : je ne veux pas manger mon frère la limace, la vache ?

Daniel : J’ai vraiment décidé que je n’allais plus manger les muscles et les organes de mes amis…Ni leurs sucs. C’est bizarre, parce que j’avais déjà travaillé dans une ferme, j’avais été conduire des animaux à l’abattoir, j’ai déjà tué des poules. Mon choix n’est pas uniquement en rapport avec la souffrance animale, je me suis simplement demandé : « Est-ce que je dois manger de la viande pour ma vie en ce monde, ma santé ? ». Réponse : « Non ». Donc, je ne le fais pas. Et puis, c’est aussi de la curiosité. En Belgique, on mange quatre ou cinq viandes, alors qu’il y a deux cent mille sortes de plantes, et ça, c’est génial. Moi qui étais un « bologniaisiste » radical, j’ai appris qu’on peut varier et multiplier les plaisirs en végétalisant mon écuelle.

Claude : C’est suffisamment important pour toi pour que tu en parles dans le petit texte d’introduction de ton CD : « … Plus de morceaux d’amis en des chairs en écuelles ».

Daniel : …Oui, c’est ça.

Claude : Je commence à lire le Daniel Hélin dans le texte.

Daniel : Tu es bien le seul !

Claude : Et puis il y a aussi la chanson qui s’appelle « Végétivole » : « Plus d’yeux plus d’os / De mamelles ni de boyaux / Plus de menstrues de zoziaux / De charogne qu’on tient au chaud ».

Daniel : Complètement, oui. J’avais envie de faire un truc doux et rigolo, à la Carlos, comme une chanson d’enfant. Quand je suis devenu végétalien, je suis redevenu le petit garçon qui se demandait pourquoi on mangeait les oiseaux. Mais ce qui m’a confirmé dans ces choix, c’est une réflexion plus générale : « Si tout le monde mangeait comme nous, les européens, il faudrait quelque chose comme neuf planètes. Alors que si plus personne ne mangeait d’animaux, la Terre pourrait nourrir vingt à trente milliard d’habitants. Aujourd’hui, 60% des terres sont cultivées pour nourrir les animaux. C’est une aberration. Si je dois parler politique, c’est dans ce sens-là. En fait, les humains bousillent la planète pour nourrir les animaux qu’ils mangent. Et comme il y a suffisamment de nutriments dans les plantes pour nous nourrir, ce n’est plus une nécessité biologique, mais un choix culturel. C’est là que cela devient difficile d’en parler avec les amis. Mais j’ai aussi des amis éleveurs ou chasseurs.

Le métier des chanteurs, c’est plutôt la consolation.

Claude : Cette radicalité que tu mets dans ton habitat ou ta nourriture, on la retrouve aussi… enfin, « radicalité », disons plutôt « essentialité »…

Daniel : Non, j’aime bien ce mot, « radicalité ». Dans le sens, « ce qui est à la racine ». Je ne le disais pas avant, parce qu’il a mauvaise réputation. Mais je ne suis pas prosélyte. Je ne cherche pas à convaincre. J’ai un rapport au monde qui est plutôt dans l’écoute. Je suis nul en débat, parce que dès que quelqu’un est en colère, j’ai l’impression qu’il a raison.
Par exemple, j’ai du mal aujourd’hui avec « l’anti-catégorisme » pur et dur, parce que, par exemple, j’ai rencontré des flics chouettes. Des gens qui font ce métier par ce qu’ils aiment les gens. Bon, c’est évidemment paradoxal. Tu vas raconter ça à des gens qui se sont fait taper sur la figure par des flics dans les manifs, c’est incompréhensible, et je suis évidemment tout-à-fait opposé aux violences policières. C’est la société qui est violente, et la violence instituée et étatique est l’une des pires, on est bien d’accord.

Claude : J’ai le sentiment qu’il y a toujours eu deux Hélin dans le même plantigrade. L’ermite, qui se réfugie dans sa tanière, et qui hiberne pendant l’hiver. Et le bouffeur de scène, celui qui aime rigoler avec les gens et les rencontrer. Avec le temps, j’ai le sentiment que l’ermite prend de plus en plus de place. Je me trompe ?

Daniel : Tu as bien saisi l’animal, mais ça se fait plutôt par vagues successives. Moi, j’ai besoin de tendresse. J’ai vraiment besoin de la tendresse humaine. Ma radicalité, je peux la vivre seul, ou avec quelques amis, mais c’est stérile à un moment. Elle devient belle et ouverte à travers la poésie, quand les gens viennent la voir, la découvrir dans un spectacle ou dans la rencontre informelle du joyeux bordel du monde. J’ai fini par assumer que la révolution ne viendrait pas de mes chansons, mais d’un état d’esprit global et historique de l’ensemble de la société.
Dans ce cadre-là, le métier des chanteurs, c’est plutôt la consolation. La consolation des humains, pour leur donner de l’énergie et du courage.
Si j’étais vraiment « ermite », je serais dans les Cévennes, ou dans les bois, que sais-je, je pratiquerais peut-être le « piègisme » pour attraper des bestioles, je n’en sais rien… Mais là… là, j’ai vraiment besoin des autres. Je ne saurais pas rester plus de trois jours tout seul. Impossible. Et j’ai besoin de rencontrer des gens qui sont différents de moi.
J’assume donc le fait de vivre dans un monde avec lequel je ne suis pas d’accord, et d’y vivre pourtant.
En France, il y a des gens qui se sont engagés dans des voies très radicales, et qui ne veulent même plus parler aux autres. Je trouve cela triste. Je ne veux pas m’enfermer dans la cage de mes propres idées. Je suis paradoxal et je le revendique.

J’étais celui qui retrouvait sa boîte à tartine dans la poubelle.

Claude : Dans tes premières chansons, tu exprimais pourtant je crois plus de certitudes, plus de revendications, avec un côté pédago-rigolo. Avec ton talent de showman, ton sens de l’impro, tu haranguais les foules, et tu avais un rapport presque fusionnel avec le public. Je t’ai vu aux Forges de Clabecq, ou au Cirque Royal devant 1500 personnes, c’était impressionnant, tu faisais des trucs de ouf. C’est étrange d’avoir eu en Belgique cette audience-là, d’avoir tourné dans de grands festivals internationaux, et de te retrouver aujourd’hui à pratiquer une forme assumée d’artisanat, médiatiquement plus discrète, en gros… moi, ma bite et ma guitare.

Daniel : Oui, c’est vrai… Je ne sais pas si je t’en ai parlé, Claude, mais il y a sept ans, j’ai fait un burn-out. Un vrai de vrai. Quand j’ai fini « Le Crépuscule des Idiots », vingt-et-trois concerts à Avignon en vingt-sept jours, seul avec mes affiches et mes tracts, dans une salle où la directrice était immonde et méchante, je me suis écroulé. Quel sens cela avait, tout ce bordel ? J’ai mon orgueil, mais je ne suis pas obsédé par ma personne, ma carrière, ma réussite. Chaque fois que j’ai connu un moment « up », j’étais autant envahi par la joie que par une énorme méfiance. Je me suis toujours méfié du regard des autres. Je ne vais pas faire de la psychologie à trois balles, mais à l’école primaire, j’étais celui à qui on ne parlait pas, celui qui retrouvait sa boîte à tartines dans la poubelle, ou son froc de gym avec du caca dessus. J’étais un peu « autistique », je n’étais pas le « populaire » de la classe.
Plus tard, quand les gens venaient me trouver après un concert, et se précipitaient vers moi, ça me faisait parfois peur, je ne sais pas ce qu’ils me voulaient. Le côté montagnes russes du métier, Everest-marécage, à un moment, je m’en suis protégé, quitte à casser des choses, à me tirer des balles dans le pied. Quand j’étais chez « Tôt ou Tard », en France, je me les suis mis un peu à dos, parce qu’ils attendaient de moi « un truc qui marche », alors que j’essayais simplement d’être « juste » par rapport à moi, à mes missions imaginaires, et par rapport au public.

Quand je suis descendu de mon piédestal franco-belge, je ne l’ai donc pas vécu comme un échec, mais comme une réalité presque scientifique et objective. Bien sûr, il y avait un peu de souffrance et de frustration, mais tant que des gens m’écoutent, et que je fais avec plaisir ce qui me semble pertinent et juste, tant pis si je suis pas jury à The Voice.
Au Conservatoire de Liège, j’avais fait un training de trapèze de fou, et le grand Jacques Delcuvellerie m’avait dit : « Dites, Hélin, n’oubliez pas que vous n’êtes qu’un divertissement». Je l’avais très mal pris, parce que j’étais un puriste, je m’imaginais donner mon âme aux gens. En réalité, le succès, c’est tellement éphémère. Cela ne peut pas être un objectif à atteindre. C’est souvent un truc qui fait plus de mal que de bien. Il faut rester lucide. Que tu joues devant trente ou dix mille personnes, souvent, ce qui intéresse vraiment les gens, ce sont les nénettes qui sont au bar avec qui danser, le bar avec les amis ou le barman lui-même.
Bon, j’exagère un peu, je reconnais aussi ma « méritude », mes chansons sont super travaillées, souvent trop, je travaille comme un fou, tout est terriblement sous contrôle. C’est pour ça que je peux improviser et faire le con, parce que je sais que derrière, il y aura une chanson écrite et réécrite avec mes papattes !

Je voulais faire des trucs contemporains à poil avec du sang de vache.

Claude : A un moment, je t’ai souvent vu traîner avec une bande de slameurs et de poètes, et avec eux, tu balançais plus souvent des textes que des chansons. Cela continue à nourrir ton travail ?

Daniel : Je dis souvent que je suis « un opportuniste de bon aloi ». S’il se passe quelque chose de bien, j’y vais. Là, ce sont les gens « du texte » qui sont venus me chercher pour m’entraîner dans leur petit monde.
En fait, je suis très peu proactif. Je n’ai jamais envoyé une bande à une maison de disque. Cela peut paraître prétentieux, mais c’est simplement dérisoire, je suis assis sur mon petit trône dans ma roulotte, et j’attends qu’on vienne me chercher. J’ai toujours travaillé comme ça, au bouche à oreille, chaque contrat en amenant un autre, et c’est comme cela que j’ai tourné pendant des années.

Claude : Dans ton répertoire, tu as toujours eu des chansons plus « classiques », basées sur la mélodie, et puis des « textes » plus « durs », scandés sur une rythmique. On retrouve les deux sur ton dernier disque.

Daniel : Souviens-toi, au tout début, en 95/96, j’avais déjà beaucoup plus de textes que de chansons.

Claude : C’est vrai. Tu avais ton petit cahier que tu trimballais partout, et tu étais tout le temps en train d’écrire.

Daniel : Voilà. A ce moment-là, les chansons, c’était un peu une arnaque. En fait, je n’avais que quatre chansons, « Ma Mère », « La Came », « Louise » et « Gendarmerie-blues », le reste du show, c’était du baratin. Oui, je remplissais ces carnets mais ce n’était pas des chansons. Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais c’est toi qui m’as aidé à faire mon premier disque. Quand tu m’as invité à faire une série de concerts au Théâtre le Café, j’ai bien dû me casser le cul pour en écrire douze.

Claude : Je me souviens qu’on a fait ta première « playlist » ensemble…

Daniel : Voilà. La « playlist » alpha. Si tu ne m’avais pas consacré ce temps-là, j’aurais sans doute continué à faire du théâtre… ou autre chose ! J’étais très dispersé, je voulais faire du cirque, du trapèze, je crachais du feu, je voulais danser, faire des trucs contemporains à poil avec du sang de vache, j’étais dans plein de choses, dans la dispersion. En fait, c’est toi qui m’as fait chanteur, point !

(rires).

Rien à voir avec ça mais quand j’ai « burnouté » comme je t’ai dit, ce « chanteur » n’était plus du tout solide, il coulait, il dégoulinait même. Quelque part, je trouvais chouette de pleurer tout le temps plutôt que de vouloir casser des gueules mais ce métier m’était devenu redoutable.

Claude : Ah ! oui, quand même… C’était la grosse dépression, quoi…

Daniel : C’était étrange, je parlais, et tout d’un coup je me mettais à pleurer, ça coulait sur mes joues, je ne pouvais pas m’arrêter, mais je continuais à parler normalement, c’était un peu déconcertant pour mes amis. J’ai été voir une psy, elle m’a dit « Qu’est-ce que tu voulais faire quand tu étais petit ? Chanteur ? ». Moi : « Non ». « Acteur ? ». Moi : « Non ». Et moi, à quarante-cinq ans, c’était super chouette, j’ai répondu en pleurant et en suffoquant : « Je voulais être vétérinaire avec les dauphins et partir avec le Commandant Cousteau ». Alors elle m’a dit : « Bon, tu dois retrouver ton lien avec la nature », et c’est comme ça que je suis devenu Guide-Nature. Mon opportunisme à moi, c’est ça, je prends ce qui arrive tant que ça ne nuit pas.
En fait, je ne me suis jamais senti chanteur. J’ai joué au chanteur. J’étais chanteur en scène, là je pouvais être cabotin, complaisant, tout ce que tu veux, mais je ne me suis jamais senti chanteur dans la vie. C’est pour ça que je raconte toujours plein de choses entre deux chansons, parce qu’une partie de moi est toujours en train de me demander : « Mais qu’est-ce que je fous là ? ». Je suis comme absent à ce que je fais, mais je joue le jeu à fond. Parfois, quand j’étais seul avec ma petite guitare et que la salle était « chaude », je faisais même un « Stage Diving », je me jetais dans le public, même si je me ramassais, j’y allais à fond.
Il y avait pourtant toujours un moment où la voix d’un petit diable me murmurait : « C’est une farce. C’est du vent ». Une partie de moi n’y croyait pas vraiment. C’est pourquoi aussi cela a été si facile pour moi d’arrêter de faire le chanteur.

Claude : Pour le moment, tu travailles pendant la journée comme luthier. Comment es-tu tombé là-dedans ?

Daniel : Par amitié. J’avais donné un concert en appartement chez un ami luthier, François Massau. Je le connais depuis que je suis tout petit. A la fin du concert, il m’invite à visiter son atelier. Je lui ai dit : « J’ai toujours voulu travailler le bois, quelle bonne odeur ». Il ma répondu : « Viens quand tu veux ». Je n’y ai pas été, il m’a rappelé un mois plus tard et j’y suis depuis deux ans, mais c’est en effet une histoire d’amitié !

Claude : C’est dingue. S’il avait été était boucher, tu serais devenu boucher ?

Daniel : Complètement. Mais complètement ! Tu rigoles, mais quand j’ai terminé « Guide nature », j’ai rencontré un boucher rigolo. Il m’a dit « on cherche des gens », mais quand j’ai vu dans la fiche technique « il faut travailler dans le froid », je me suis dit : « non, cela n’est pas possible ! » (rires).

Il y a plein de chansons que je ne chante pas en scène, parce qu’elles me touchent trop.

Claude : Tu parlais de ton manque de légitimité comme chanteur, alors que je t’ai toujours trouvé très performant vocalement. As-tu le même sentiment vis-à-vis de la musique, et est-ce pour cela que tu as coréalisé ton dernier album avec deux musiciens, Gil Mortio et Louis Evrard ?

Daniel : J’ai toujours fait ça, comme les gens qui font du jazz. Je cite les noms de mes partenaires. J’aime bien faire à 100% confiance aux musiciens avec qui je travaille. Ils ouvrent les harmonies. Ils ouvrent les dissonances. Parfois ils composent. J’ai envie que les musiciens prennent leur pied avec le joyeux bordel de mes œuvres.
Mes vers sont bêtement métriques, cela marche avec toutes les musiques. Je pourrais faire un album de rap demain. Pour le flot, cela fonctionnerait. Je parle techniquement, bien sûr, pas d’un éventuel succès.
J’aime bien aussi quand les musiques racontent autre chose que le texte. Le titre « Gueuler », je l’avais fait en scène avec les « René Binamé ». Et je chantais le texte… en gueulant ! Sur notre album, c’est plus doux. C’est une autre dynamique.
Le problème avec mes disques, c’est que les gens voudraient retrouver ce qu’ils ont vu en scène, le petit animal sauvage qui raconte des blagues. Or moi, sur mes disques, j’ai envie de travailler avec des musiciens… qui font de la musique ! Il y a souvent un malentendu. Le côté « grave » ressort plus.
Je suis un tragédien qui fait le con, mais fondamentalement, je suis un tragédien. Il y a d’ailleurs plein de chansons que je ne chante jamais en scène, parce qu’elles me touchent trop. Mon rêve, c’est qu’un chanteur ou une chanteuse chantent mes chansons. Je n’ai absolument pas besoin de les chanter moi-même. C’est tellement beau quand quelqu’un chante tes couillonnades. C’est arrivé tellement rarement et ça m’a tellement ému. Quand j’ai « burnouté », si quelqu’un avait voulu chanter mes chansons, j’aurais pleuré dans ses bras en disant : « Oh ! Oui, vas-y ! ». Pour moi, « le succès », ce serait vraiment ça
(ndlr : avis donc aux amateurs et aux amatrices!).

Claude : Pour la production, cette fois, tu es revenu à une production « hard » artisanale, avec une très belle pochette faite à la main sur tissu de soie. Cela va parfaitement avec la façon dont tu vis et travailles, mais d’un point de vue strictement matériel, est-ce viable ?

Daniel : J’ai fait vœux de pauvreté, mon bon Claude (rires). Je subis la situation, et en même temps, c’est volontaire. Chaque fois que j’ai eu des sous, je les ai dépensés à des conneries. Une fois, j’ai eu trois mille euros devant moi. J’ai acheté une moto, j’ai commencé mon permis, j’ai bousillé la moto, j’ai raté mon permis (rires). Donc… si je recevais par miracle une somme folle, parce qu’il y a des gens qui gagnent des sommes folles en faisant un seul tube, je suis certains que j’irais acheter un hélicoptère et qu’en 24 heures je le planterais dans un arbre ! Comme je le dis souvent à mes amis, il me faut juste un peu plus que ce que je gagne aujourd’hui.
Par exemple, pour le moment, dans ma roulotte, le toit pisse. J’ai mis des casseroles et cela m’a pris trois mois pour pouvoir acheter une bâche. Mais j’aime bien aussi me débrouiller, faire avec ce qu’il y a. Mes bidons d’eau chez la voisine, la charrette à bras, c’est devenu un rituel. J’ai fini par aimer cela. Ce qui m’emmerderait, c’est qu’on ne retienne finalement que le côté « pittoresque » de la chose, alors que pour moi, c’est avant tout la mise en conformité de ma pensée par mes actes.

Interview Claude Semal (26 mars 2021)

(1) https://danielhelin.bandcamp.com/album/pingouin
Discographie : « Borlon », « Les Bulles », « Mécréant », « Mallacoota », « Le Crépuscule des Idiots », « Pingouin ».
Contact : infodanielhelin@gmail.com

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