IL FAUT QUE CELA SE SACHE… par Françoise Klein

Il faisait très beau samedi. Bruxelles à son meilleur avec le jazz weekend: des musiques, des voix diverses offertes aux passants. On voguait d’une ambiance à l’autre dans les rues, sur le boulevard. On pouvait enfin se prélasser en terrasse. L’air était léger, avec presqu’une insouciance… (photo Willy Verhulst)

Un camp de fortune sous un pont à Paris

J’avais emmené trois amis érythréens hébergés avant qu’ils ne reçoivent une place dans un centre. En début de soirée, ils m’ont dit qu’ils devaient rentrer, deux d’entre eux devront se lever tôt pour participer à la messe le lendemain à l’église Saint Anne.
Hier matin D. m’envoie un message pour excuser leur départ rapide de la veille. En fait ils avaient étaient rappelés au centre. Leur compagnon de chambrée avait été retrouvé pendu à un arbre. La police était sur place et informait les résidents.
Je demande à D. s’ils ont reçu une assistance psychologique, comment ils encaissent le choc. Oui ils sont choqués mais ils assurent. Vous connaissez leur faculté de résilience. Oui B. était avec eux en Lybie, oui B. était dépressif, et quand D. l’avait encouragé à rencontrer un psychologue au hub, B. avait refusé. “You know our guys” m’écrit D.
Pourquoi je poste ceci? Pas par désir de sensationnalisme, ni par volonté de casser l’ambiance de cette si belle fin de semaine. Mais parce qu’il faut quand même que ça se sache.

Les cyniques et ceux qui vivent avec leur tête dans un sac rétorqueront bien sûr qu’il y a des suicides chaque jour en Belgique, beaucoup parmi les jeunes, que chaque crise produit des dégâts collatéraux, que ce n’est jamais qu’un individu sur les milliers en attente de connaître leur sort etc. Et qu’il y en a sûrement bien d’autres, de ces “dégâts” qui sont dissimulés pour ne pas “choquer l’opinion”.
A mes yeux, ce suicide est avant tout le résultat de cette politique du non asile, du non accueil qui se développe et se renforce, toujours plus indigne et inhumaine en Belgique et en Europe en général. Ces gesticulations qui sont devenues des machines à broyer les individus.

Des repas solidaires

Mon amie N. m’écrivait hier soir que les Cuistots solidaires venaient d’assurer – à quelques-uns et dans la folie, long weekend oblige – 750 repas au hub humanitaire. A des gars toujours plus nombreux et toujours plus désespérés. Un désolant record.
On a dû croiser B aux distributions de nourriture, de vêtements. On a dû capter ce désespoir dans son regard. On l’a peut-être hébergé quand il était dans la rue. On l’a peut-être aussi incité à parler aux psychologues. C’était peut-être celui qui ne répondait jamais aux questions, caché derrière son masque. Ou celui qui s’enfonçait dans sa capuche pour fuir notre regard. Mais on a forcément continué avec les suivants de la file. Continué de tenter de donner un petit coup de pouce comme on peut, là où on peut.
Sonnés parfois par l’ampleur des dégâts, par l’ampleur de la tâche mille fois recommencée. Sysiphe n’est jamais loin.
Mais on ne lâchera pas face aux cyniques, face à ceux qui ont choisi de vivre avec leur tête dans un sac.
Il fait moins beau ce matin.

Françoise Klein (sur Facebook)

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