IMMOBILITE DOUCE par Marc Jacquemain

Il y a un an environ, je participais avec deux collègues à une réunion autour d’un travail doctoral en cours. Lors d’une pause, nous commentons la nouvelle politique de l’Université de Liège de ne plus rembourser de billets d’avion pour des trajets faisables en train.
Un de mes deux collègues affirme alors de manière déterminée « de toutes les façons, j’ai définitivement renoncé à l’avion ». Il y avait peut-être un peu de fanfaronnade dans cette déclaration à l’emporte-pièce, mais pour connaître un peu le collègue en question, il y avait sûrement une intention sincère.
Cela m’a renvoyé à mon propre rapport – ambigu – avec l’avion, ses enjeux écologiques, mais aussi les enjeux fantasmatiques qu’il porte dans notre société. C’est ce qui m’a finalement décidé à vous proposer cette « pierre à nos débats », petite méditation sans prétention sur notre avenir collectif à partir de mon vécu personnel. (M.J.)

J’ai pris l’avion pour la première fois à l’âge de 46 ans. Ce n’est pas très précoce, je pense, dans ma génération, compte tenu de mon milieu professionnel. Je n’avais pas, à l’époque, de motivation idéologique de m’abstenir. Tout simplement, j’ai appris à voyager à une époque où l’avion était inimaginable dans une famille de classe moyenne « basique », ni aisée ni tout-à-fait modeste.
A dix-huit ans, mes horizons lointains, c’était Copenhague, Stockholm, Oslo, et cela se faisait en train. Et durant les années suivantes, de multiples activités diverses suivies d’une assez longue réinsertion professionnelle ne m’ont guère laissé le temps ni les moyens de voyager.
Mais voilà : quand on devient enseignant universitaire, même sur le tard, prendre l’avion, c’est presque une obligation professionnelle. Dans un monde globalisé, les universitaires se doivent d’être les plus globalisés de tous, ils doivent avoir parcouru le monde. L’injonction est toujours bien présente aujourd’hui, même si elle se fait plus prudente. Je n’ai pu m’empêcher d’être impressionné par le fait que mon collègue renonçait à l’avion au même âge, à peu de choses de près, où moi j’avais commencé.

J’avais sauté le pas lorsqu’on m’a proposé, au tout début des années 2000, d’aller donner quinze jours de cours – tous frais payés, bien sûr – à l’Université Catholique du Pérou à Lima. Moi qui n’avais jamais quitté l’Europe, voilà que l’on m’invitait dans le top des universités sud-américaines. Avec, en prime, l’occasion de perdre une fois pour toute ma virginité aéronautique.
Ce fut un baptême de l’air gratiné puisque j’ai avalé d’un coup, l’Atlantique, l’Amazonie et les Andes. Et j’ai commencé à aimer ça. Enfin, quand je dis « aimer » c’est exagéré : j’ai toujours une petite boule à l’embarquement, à l’idée que je vais me retrouver pour quelques heures dans une boîte dont on ne peut pas sortir au cas où… Mais j’ai commencé à aimer l’ambiance cosmopolite des aéroports saturés de publicité high-tech, le sentiment qu’ils procurent d’être « dans le mouvement », d’être « au cœur de la modernité ». Bref, le terrien, l’homme d’habitudes qui n’aime rien tant que de reparcourir les mêmes chemins et de s’arrêter aux mêmes endroits pour boire son café ou sa bière avec les mêmes amis et amies, a commencé à éprouver – à petite échelle mais tout de même – l’ivresse mondialiste… Après tout, c’est le premier vol qui coûte. Durant les 20 ans qui ont suivi, j’ai reçu d’autres sollicitations, surtout que je ne rechignais pas à aller enseigner dans ces endroits improbables et un peu inquiétants où il n’y a pas de touristes. Mais j’ai aussi expérimenté le confort de prendre l’avion pour découvrir des villes européennes ou redécouvrir celles où, jusque-là, j’étais allé en train ou en car.

« Volez comme vous voulez » est devenu partie intégrante de notre mode de vie de classes moyennes occidentales. Dans mon club de tennis de table, les gens que je côtoie sont ouvriers, techniciens, petits indépendants, travailleur sociaux, parfois ingénieurs.
Or, beaucoup me racontent leur safari au Kenya, leur voyage en Thaïlande (la même année), leur séjour au club med de Saint Domingue ou le périple du fiston autour du monde. J’essaye de multiplier en imagination ce mode de vie par huit milliards de personnes. Evidemment, il n’y a pas huit milliards de gens qui voyagent en avion. C’est certainement heureux pour la planète, mais dans une perspective d’égalité sociale, c’est bien sûr radicalement injuste.
J’ai eu l’occasion de voir à la Cité des Sciences de Paris une exposition sur la mobilité où cette inégalité était visuellement très explicite : sur un planisphère on voit se dérouler au fil d’une journée normale, la densité des vols, représentés par des vecteurs lumineux. Il y a trois grandes taches lumineuses, dont l’intensité évolue au long des heures : sur les Etats-Unis, sur l’Europe et sur l’extrême-Est asiatique. Quelques vagues filets lumineux sur l’Amérique latine. Le reste, en pratique, l’Afrique, l’inde et l’essentiel de l’Asie, est totalement sombre. L’avion, même aux prix actuels, est donc fortement inégalitaire. Mais qu’arriverait-il si les Africains, les Indiens, les Chinois utilisaient l’avion de la même façon que les Américains, les Européens ou les Japonais ?
Le 30 mai de cette année, le journal Le Monde a publié un graphique très parlant, qui décompose en grands secteurs d’activité les 10 tonnes de CO2 émises par chaque Français durant l’année 2019. Sur ces 10 tonnes, le secteur du transport en prend plus du quart et c’est le plus gourmand. Il suffit de six voyages de Paris -New-York pour épuiser le quota annuel d’émissions d’un français moyen, toutes activités confondues.

Par contre, si l’on s’intéresse aux performances écologiques relatives de l’avion et du train par exemple, il n’y a aucun doute. Sur le site Auvio de la RTBF est paru en 2019 un comparatif pour quelques trajets au départ de Bruxelles : vers Berlin, Londres, Prague, Paris, Marseille, Madrid, Venise. Dans tous les cas, l’émission de CO2 par passager est au moins dix fois supérieure pour l’avion par rapport au train. Et dans certaines études, la différence est bien plus élevée encore.
Il m’a semblé que cela valait la peine d’essayer. Après avoir renoncé à tout voyage pendant près de trois ans, covid oblige, ma compagne Françoise et moi avions décidé d’enfin mettre le pied en Italie et nous avons choisi Bologne, ville d’histoire, pas trop lointaine, pas trop chaude et pas trop saturée de touristes. Il a été impossible d’obtenir via le site SNCB un horaire pour Bologne.
Il a été impossible également d’obtenir des renseignements à Liège-Guillemins. Nous avons contacté une agence qui nous a trouvé l’horaire suivant : départ à 22 h 19 de Maastricht. Arrivée à Aachen à 23 h 13, changement de train, quarante minutes d’attente. Arrivée à Cologne à une heure moins le quart du matin. Changement de train deux heures et demi d’attente. Arrivée à Munich à 8 h 33 le matin. Changement de train, une heure d’attente, arrivée à Bologne à 16 h 20. Dix-huit heures et cinq trains différents. Dix-huit heures, c’est à peu près le temps qu’il faut pour aller à Lima (en comptant une escale à Madrid).
Mais surtout, le prix du train pour Bologne coûte le double du billet d’avion (je ne parle pas d’un billet low cost). Par acquis de conscience, j’ai consulté alors le site de la SNCF qui donnait un résultat équivalent. Je vous laisse deviner : nous avons finalement pris l’avion.
Ce n’est pourtant pas si loin, Bologne, et on peut s’interroger sur les politiques publiques de tous les pays qui ont rendu le rail si peu attrayant. Mais aborder concrètement ces sujets dépasserait de beaucoup le cadre de ce petit billet.

Photo Daniel Frese

Que retenir des réflexions un peu disparates qui précèdent ? J’en tire personnellement quatre leçons.
La première leçon est que le slogan « vivez comme vous voulez » est de la pure propagande. Les entreprises inventent des objets et des modes de vie et construisent en même temps les contraintes, économiques ou psychologiques, qui vont nous rendre si difficile de les refuser. Le trajet pour Bologne est un exemple mineur mais révélateur : avec un peu de recul j’aurais pu opter quand même pour le train, par militantisme écologique. Mais le problème est justement qu’il faille si souvent être militant pour prendre les bonnes décisions. Dans nos choix privés, toujours un peu égoïstes, toute la puissance de la logique du marché nous incite à aller dans l’autre sens.
Comme nous ne sommes pas tous des militants, en tous les cas pas tout le temps, il est clair que la fameuse « transition » écologique, si tant est qu’elle se produise un jour, ne pourra pas émerger uniquement des choix privés. C’est la deuxième leçon. Quelles que soient nos bonnes intentions, une addition de gestes individuels, même s’ils sont utiles, ne fera jamais le poids face à la logique d’un système global. Il faut des choix collectifs et des outils normatifs pour les faire respecter. Dans le monde idéal que j’imagine, il faudrait des quotas de kilomètres en avion disponibles au long de la vie de chacun et il faudrait des autorités régulatrices pour répartir ces quotas de manière aussi égalitaire que possible. Je pensais, la première fois que j’ai eu cette idée, qu’elle avait un petit côté « bolchevik » mais finalement, je me rends compte que de plus en plus d’experts peu suspects de gauchisme, commencent à imaginer quelque chose de semblable.

La troisième leçon dérive de la précédente ; on nous vend toutes les technologies « douces » possibles pour améliorer la mobilité (la dernière en date étant la trottinette qui, apparemment, ne fait pas l’unanimité) mais la question centrale n’est pratiquement jamais posée : n’y a-t-il pas un seuil à partir duquel la mobilité devient excessive ? N’y a-t-il pas un moment à partir duquel on pourrait envisager de bouger moins ?
Quand je pose cette question, on me regarde comme si je sortais tout droit du Moyen-âge. Dans le monde que nous avons construit, ou plutôt qui a été construit pour nous, rien n’est jamais excessif et rien n’est même jamais suffisant. Seul reste le « toujours plus », qu’on résume souvent sous la formule : celui qui n’avance pas recule. Le « toujours plus » ne convainc plus tout le monde – c’est ce qui explique sans doute le succès si rapide du mot « sobriété », mais le « toujours plus » reste la logique structurante de toute société capitaliste.
Enfin, il y a une quatrième leçon, c’est que la clef d’une transition vers un autre mode de vie et de voyage, c’est d’abord plus d’égalité sociale. A l’échelle de la planète, 1 % le plus riche de la population émet quinze fois plus de CO2 que les 50 % les plus pauvres. Le calcul individuel est facile à faire : un individu qui appartient à ce premier pour cent (cela fait tout de même 80 millions de personnes) émet 750 fois plus de CO2 qu’un membre de la moitié la moins riche de la population mondiale (Le Monde). Tout est dit. Dans une pure logique de marché, au fur et à mesure que la contrainte écologique sera plus forte et que l’énergie sera plus coûteuse, les prix des vols vont augmenter et l’avion redeviendra progressivement un produit de luxe. Pour la planète, cela pourrait être une solution. Mais pour les gens ordinaires, bien sûr, c’est la radicalisation de l’injustice.

A dix-sept ans, la première fois que je suis allé à Londres, il fallait à l’époque une bonne douzaine d’heures par le train et le ferry. A dix-huit ans je suis allé à Oslo en train. Un train direct, soit dit en passant. A 23 ans je suis allé à Lisbonne à quatre dans une voiture. A 30 ans, j’allais à Barcelone en car. C’était une autre façon de voyager, qui, à certains égards produisait davantage de plaisir. Bien sûr, je ne pouvais pas aller partout dans le monde de cette manière. Nos petits-enfants vont très probablement vivre l’inverse de nous : ils auront eu toutes les possibilités de parcourir le monde durant leur jeunesse, mais ces possibilités vont se réduire à mesure qu’ils vieillissent.
Philippe Bihouix, dans son livre « L’âge des low tech » (1) nous explique que ce n’est pas un problème, c’est la solution : il faudrait laisser les voyages aux jeunes. Je vais donc terminer sur une citation de lui et son humour un peu grinçant : « Seule solution : ré-inventer un tourisme qui se mérite. (…) On voit d’ailleurs apparaître d’excellentes pratiques, comme le coach surfing ou les échanges de maison (…). Tout cela serait beaucoup moins (…) confortable, d’autant plus difficile à supporter que l’on avance en âge et qu’il devient douloureux de coucher par terre. Eh bien, plutôt que ces norias d’avions et de bateaux qui vomissent des hordes de retraités, les voyages redeviendraient l’apanage de la jeunesse, qui pourrait y consacrer plus de temps, par exemple pendant les études ou entre deux emplois, pour voyager moins vite… »

Marc Jacquemain

(1) p. 186

1 Commentaire
  • Colette Sancy
    Publié à 11:15h, 02 juillet

    Je ne peux que renchérir et m’indigner ! Les trains directs Bruxelles-Milan, journaliers, avec voiture restaurant et couchettes, que j’empruntais dans les années 1970 à la gare du Luxembourg pour aller travailler au lycée de Namur, en rêvant de continuer le voyage jusqu’à Milan où j’avais des amis… ont été supprimés depuis belle lurette !! L'”Europe des régions,” qu’ils disaient… Tu parles ! Plus de trains pour l’Italie sans correspondance à Paris ou ailleurs et c’est hors de prix !!

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