SEPT ANS EN BELGIQUE par Adriana Costa Santos (sur Facebook)

Un ami portugais de longue date me dit qu’il fête bientôt son anniversaire dans un restaurant. Il me dit : “c’est celui en face de la maison médicale”. Et là, j’ai un blanc. Je lui réponds que je ne sais plus situer la maison médicale. Je cherche dans ma mémoire et rien. Il ne veut pas me croire, il se moque de moi, et puis me donne deux, trois références. Mais oui! Ça revient. Je visualise enfin le resto et même le visage de la serveuse à qui j’allais gratter des verres d’eau les après-midis qu’on passait à jouer en rue après l’école. J’ai vécu entre mes 4 et mes 20 ans à quelques centaines de mètres de là. Derrière la maison médicale, il y a une ancienne base militaire désaffectée où j’ai roulé en skateboard et traîné avec des potes, où j’ai donné mon premier baiser, où j’ai appris à conduire. Maintenant ça m’a l’air tellement limpide, comment ai-je pu oublier ?

L’immersion, ça fait oublier. Ces 7 dernières années en Belgique ont été intenses, remplies d’information, de découvertes, de nouvelles représentations et catégories à ajouter dans les tiroirs du cerveau. J’ai appris une nouvelle langue jusqu’à l’employer pour rêver, penser et compter.
J’ai découvert les villes belges au travers des adresses d’hébergeur.es. J’ai non seulement retenu des milliers de noms, mais aussi leurs anecdotes, les couacs de leurs hébergements, les histoires heureuses, les décès, les retours volontaires, les demandes d’asile suivies, réussies, déboutées. J’ai retenu des lois et des projets de loi, j’ai appris les noms des ministres, des bourgmestres, des échevin.e.s, je les ai classés selon leurs positions sur la politique migratoire. J’ai vibré lors des soirées électorales.
J’ai suivi les polémiques, appris des répliques par cœur. J’ai appris à supporter la drache nationale, j’ai vécu en kot, j’ai apporté des chips pour l’apéro. J’ai commandé “un” Orval et apporté des couques aux réunions du matin. J’ai écouté avec Delphine “Elle tricote des pulls pour personne”.
J’ai appris la belgitude par le second degré de Mehdi, mais aussi la complexité des identités multiples, qui sont plus rares dans mon jardin-planté-au-bord-de-mer natal.
J’ai écrit “notre gouvernement” dans des discours, j’ai entendu dire “il n’y a qu’en Belgique où l’on fait des trucs pareils”, sans rétorquer qu’au Portugal on dit de même.
J’ai commencé à dire “rentrer à Bruxelles” et “partir à Lisbonne”. Je suis tombée amoureuse, j’ai perdu et repris des kilos, j’ai mangé des gaufres jusqu’à en être écoeurée.
J’ai pleuré devant les films des frères Dardenne et ragé face aux propos de Nadia Geerts. J’ai ressorti les albums de Brassens de mon grand-père, j’ai kiffé Diam’s.
J’ai fait de belles et de mauvaises rencontres, j’ai pleuré des morts et célébré des naissances. J’ai un sentiment d’appartenance, de reconnaissance et de redevabilité.
Comme l’a si bien exprimé Zouber un jour : j’ai migré, j’ai grandi et j’ai changé; reste à savoir si la nature des changements personnels trouve raison dans l’âge et le temps qui passe, ou dans la migration et le contexte qui nous impacte.
J’ai passé un quart de ma vie en Belgique et dans deux ans j’y aurai passé un tiers.

Mais revenons-en à nos moutons. Cette immersion a entraîné l’oubli d’un tas de choses. Les vieux murs de la maison médicale, contre lesquels j’ai dû lancer des milliers de fois ma balle de tennis, je ne les visualise plus.
J’ai oublié. Mon ami se moque. Et puis c’est tout. Il n’y a pas d’enjeu au-delà de mes ruminements existentiels, je gronde ma mémoire qui me joue des tours. Je constate que j’ai le droit de ne pas me souvenir, alors que l’oubli pourrait me coûter la vie dans d’autres circonstances.
Il m’est alors impossible de ne pas faire le lien avec les centaines de récits d’exil que j’ai entendus à la sortie du CGRA, où la procédure de demande de protection internationale s’opère par des interviews de plusieurs heures avec des agent.es qui se chargent d’examiner les récits des candidat.es à l’asile en Belgique.
Si mon droit à l’asile dépendait de ma capacité à me souvenir de la maison médicale, on serait probablement en train de tenter de m’expulser à l’heure qu’il est. Parce que lors de ces entretiens, on part du principe de la fraude, au sein d’un système où le risque de mensonge construit l’institution qui se dit vérité.
Je pense à des milliers de fois où l’on a posé des questions-pièges à des hommes et des femmes en exil, où l’on a douté de leur parole et de leur mémoire, jusqu’à leur faire douter même de leur âge et de leurs relations de parenté.

Je pense à Abel, qui a 19 ans en Belgique et 17 en Érythrée. À Ahmed qui discutait avec son ami de Mossoul désespéré de ne pas se souvenir de l’année à laquelle la pharmacie avait déménagé d’une rue à l’autre. À Ali à qui on a demandé le nom du violeur de sa mère, hélas père de son frère. À Fatima qui ne savait pas dire la langue que parlait l’homme qui l’a torturée.
Je repense à ces récits troublés d’oubli, d’incompréhension, de doute de soi. Où la fiction et la réalité se mélangent, car rien n’est vrai et tout est construction. Où le trauma joue des tours et des émotions envahissent des souvenirs les rendant flous, tordant la chronologie des événements, juxtaposant le près et le lointain.
Où la blessure de la rafle policière de la veille est par moments plus douloureuse que celle des travaux forcés au Tchad. Mais la souffrance de la veille ne compte pas pour cet examen qui donne droit à l’asile, ne rentre pas dans cette construction de la vérité.
Je pense aux conséquences dramatiques pour ceux et celles qui n’ont pas le droit de ne pas s’en souvenir. Mais aussi aux conséquences de la violence qu’on leur fait vivre et qui participe de la destruction de leur santé mentale, de pair avec celle de leur vérité.
Je me rappelle de Mohammed à qui j’ai demandé d’où il venait pour arriver seulement à 2 heures du matin au parc et qui m’a répondu que des dauphins avaient failli faire couler le bateau dans lequel il traversait la Méditerranée.
De Michael qui attendait sa sœur à la gare du Nord, alors qu’il l’avait perdue de vue six mois avant en Libye. De Rachid qui ne savait plus qui il était.

Des milliers de souvenirs, grands et petits, cruciaux et inutiles qui se perdent, se mélangent, qui enferment des esprits et peuvent valoir une demande d’asile refusée par des procédures basées sur la suspicion. “Monsieur ne sait plus où se trouvait la mosquée, c’est que tout le reste est faux aussi”. “Les traces de torture de Madame sont de Libye et pas d’Érythrée, donc il n’y a rien à craindre, circulez”. “L’excision que Madame a subi est au stade le plus grave qui existe, donc elle peut rentrer, on n’ira pas plus loin sur son corps”. “On n’a trouvé aucune preuve de l’homosexualité de Monsieur, comme il la cache si bien, il peut continuer à la cacher là-bas”.
Alors oui, de tout ce que j’ai appris ces 7 dernières années, je saisis la valeur juridique et symbolique de la reconnaissance du statut de réfugié.e, qui doit passer par une procédure, être attribué à la victime de violations de droits humains comme une forme de reconnaissance symbolique de la protection que son État d’origine n’a pas pu lui proposer.
Ce que je n’arriverai jamais à saisir c’est qu’on inflige à des hommes et des femmes dont la vie et la mémoire ont une fois été abîmées par des contextes de guerre, de dictature, de violence, une deuxième déconstruction forcée de leur récit de vie, de leur identité, de leur vérité.
Une double peine, où on fait dépendre la protection de la seule capacité à remuer le couteau dans la plaie, à redessiner cette plaie sous différents angles à répétition jusqu’à l’épuisement ou la folie. Ou les deux, en plus d’un refus d’asile.
Et pourquoi baser tout un système sur la suspicion de fraude et de mensonge ? Parce qu’on aura empêché toute forme de migration sûre et légale jusqu’à faire pourrir celle de l’asile, faisant de celui-ci le seul canal qui reste après tant d’années de voyage et de galère.
On n’aurait pas besoin de faire subir de telles souffrances à des victimes de la déstabilisation politique, économique et sociale à l’échelle globale, si on créait d’autres formes sûres de migrer.

Je pense à cette bête maison médicale et je me demande si je serais en mesure de la rappeler à ma mémoire si elle était inondée de débris de bombes, de souvenirs de torture, de craintes pour ma vie et celle de mes proches, d’un parcours d’exil long, tortueux, pénible et encore des années de vide et de violence symbolique campée dans un centre d’accueil quelque part dans une Wallonie inconnue.
Je pense à cette bête maison médicale et à ma capacité ou non d’en parler devant des inconnu.e.s qui cherchent à me piéger, qui partent du principe qu’elle n’a jamais existé ou que je ne suis jamais passée devant. Si ma vie en dépendait.
Et encore. Je n’ai pas fait l’objet de violences policières, je n’ai pas été enfermée dans un pays étranger, je n’ai pas traversé la Méditerranée ni failli en mourir.
Je n’ai pas cumulé les traumatismes, les dangers, la mort qui me guette en permanence. Je n’ai jamais dormi dehors, ni subi un viol pour passer une frontière. Ça ne m’est jamais passé par la tête qu’en prenant un bus, en bravant le couvre-feu, en allant en manif, je risquais de me retrouver en prison dans un pays étranger.
Même quand la criminalisation de la solidarité a montré le bout de son nez et qu’on a un peu tremblé à l’idée d’un procès, je n’ai jamais craint qu’on me renvoie dans un pays en guerre. Et quand j’ai eu des ennuis, j’ai toujours compté sur des petites clefs de compréhension de la langue, de la géographie, du système administratif et de la politique me permettant de ne pas être complètement dans le flou.
Et, il faut le dire, j’ai tout autant compté sur ma peau blanche et ma tête d’européenne, pour m’éviter des détentions arbitraires et des procès inéquitables.

Pour avoir des papiers, j’ai dû passer une matinée à lire un bouquin dans une salle d’attente communale, une autre à attendre qu’un flic sympathique – sans colsons à la ceinture et qui a même lâché une petite blague de beauf à Mehdi – sonne chez moi pour vérifier que j’y habitais. Et puis j’ai eu le sésame en un claquement de doigts.
Moi qui ai horreur des cadres, procédures et démarches administratives (ce qui en soi est déjà un privilège), j’ai tout compris et je n’ai rien craint au moment de signer mon premier contrat de travail.
J’ai le droit de garder ma vérité, avec les failles de ma mémoire. Je ne dois d’explications à personne. Et, ce droit, puisqu’il n’est pas universel, est un privilège qui maintient en vie.
Au droit de ne pas m’en souvenir, j’associe celui de tomber amoureuse, d’apprendre une langue, de kiffer la vie culturelle, de faire appel à l’État social en cas de problème, le droit de me balader, de déménager, de vivre l’insouciance et de m’épanouir. J’ai même le droit de contester la politique de ce pays qui ne m’a pas vu naître.
Tous ces droits je les ai sans qu’à aucun moment je ne doive expliquer ce que je fais là, parce que strictement personne ne me le demandera. S’il y a une chose que ces 7 ans en Belgique m’ont appris c’est que le droit à l’existence est un privilège de ma condition.

Adriana Costa Santos (sur sa page Facebook)

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