photo Brasserie de l'Union

LA DERNIÈRE TENTATION DE BUCQUOY

En 1995, Jan Bucquoy m’avait embarqué dans l’aventure de “Camping Cosmos”, un film choral dont j’assumais l’un des rôles principaux, déguisé en bavard Tintin d’opérette.
Sans avoir jamais été intimes, nous nous sommes évidemment croisés quelques fois depuis.

A l’occasion de la sortie de son nouveau film, “La Dernière Tentation des Belges”,  je lui ai donné rendez-vous à la Brasserie de l’Union, au Parvis de Saint-Gilles, où je sais qu’il va boire un thé tous les matins après avoir été conduire son fils à l’école.

Claude : De quand date la sortie de ton dernier film ?

Jan : “L’art du couple”, en 2008. Mais bon, un “grand” film, avec un “budget” normal, une équipe complète et les gens payés, cela fait près de vingt-cinq ans.

Claude : Ton rapport au cinéma m’a toujours semblé ambivalent, un rapport “amour / haine”. Après “La Vie Sexuelle des Belges” et “Camping Cosmos”, qui étaient en gros des projets “cinématographiques”, tu as fait des “non-films” où tu cassais tous les codes, sans équipe, sans budget, sans scénario, sans personnages ; et d’autres où tu te mettais toi-même en scène, à la Michael Moore, en te frottant à l’actualité, comme dans “La Fermeture de Renault Vilvorde”. Si j’ai bien compris, cette fois-ci, on est de nouveau du côté “amour du cinéma”.

Jan (rires) : Voilà.

Claude : Le moteur du scénario de ce film-ci, c’est le suicide de ta fille ?

Jan : C’est un père qui essaie, par la grâce du cinéma, de parler à sa fille pour l’empêcher de se suicider. En lui expliquant que la vie, ça peut être marrant, mais qu’il faut la rendre marrante soi-même. Le besoin de se suicider, c’est quand on se laisse envahir par l’état du monde, qui est triste. En même temps, il dit qu’on n’a pas demandé à venir au monde, qu’on peut donc le quitter quand on veut, que tout le monde a le droit de se suicider, tout le monde, sauf évidemment sa fille.
Il y a un ainsi dialogue entre le père et la fille, en voix “off”, qui sert de fil rouge à tout le film.
Et parallèlement à ça, tu as le personnage de ce “père” flamand, qui parcourt la Wallonie à pied et en bateau, pour présenter l’utopie de sa “loterie de répartition des richesses”, une sorte de happening que j’ai moi-même souvent pratiqué, et qui consiste à répartir les héritages avec une roue de loterie. Ce qui introduit aussi de l’humour et une certaine légèreté en contrepoint d’un sujet qui aurait pu sinon être lourd et dramatique.

Alice “On The Roof” Dutoit en scène

Claude : Tu n’es pas vraiment du genre à faire des castings. Comment as-tu choisi, pour incarner Marie, Alice “On The Roof” Dutoit ?

Jan: Je l’avais vue dans un clip d’Arno, et j’avais été frappé par sa présence. Tout le monde le dit, c’est une révélation, elle n’avait jamais joué, et cela vaut peut-être mieux, parce que les gens qui ont fait des cours de théâtre, il faut souvent commencer par leur désapprendre ce qu’ils ont appris. Il faut retrouver le naturel de ce qu’ils sont vraiment.

Claude : Pour les deux premiers épisodes de “la vie sexuelle des Belge”, le “rôle” de Bucquoy était tenu par un acteur francophone, Jean-Henri Compère. Cette fois-ci, tu as fait appel à Wim Willaert, un acteur flamand. Un choix qui a une signification politique ? Le flamand francophile Jan Bucquoy, qui a fait des études de Lettres à Paris, renoue avec ses racines harelbequoises ?

Jan : J’ai écrit le rôle en pensant à Jean-Henri, il y avait une certaine logique là-dedans, présenter la trilogie avec trois fois le même acteur. Mais à un moment, j’ai eu besoin d’un personnage plus “flamand”, plus “naïf”, si tu veux, par rapport à la découverte de la Wallonie, et j’avais aussi envie de jouer avec les accents. Cela fait un plus grand contraste avec le personnage “parisien” joué par Alex Vizorek, le “partenaire” du Bucquoy-du-film, une espèce de gendre idéal à qui tout réussit.

Claude : Monter un film avec de “vrais” moyens, cela veut dire aussi se confronter au cinéma comme industrie. Comment cela s’est-il passé cette fois-ci en terme de production et de distribution ?

Jan : Produire et distribuer un film a toujours été compliqué, mais là, avec le confinement et la fermeture des salles, ce l’est encore plus, car il y a un véritable embouteillage de nouveaux films. A Courtrai, j’ai par hasard rencontré le patron d’UGC Films, dont la famille est d’Harelbeke, ça crée des liens (rire de Claude : Bucquoy est originaire de la même petite ville flamande). Il m’a dit : c’est un film populaire, mais toi, tu es marqué au fer rouge. Du coup, on n’a pas trouvé de distributeur en Belgique.
On a du le distribuer nous-mêmes. Mais bon, le producteur s’est plutôt bien démerdé, puisqu’il est finalement projeté dans trente-deux salles en Flandres, à Bruxelles et en Wallonie. Mais “Le Palace” l’a refusé à Bruxelles. Cela fait si longtemps que je moque des Frères Dardenne, je ne sais pas si c’est ça, mais enfin, ce machin a coûté un milliard de francs belges, et dans leur cahier des charges, il y a la promotion du cinéma belge.

Claude : En Flandre, le film est projeté en Français ?

Jan : Oui, mais bizarrement, ils ont perçu le film comme un film flamand. Bon, Wim est un acteur connu en Flandre, ça aide, et puis il y a deux ou trois phrases en patois dans le film. Ceci dit, en coproduction, les Flamands n’ont pas mis un euro dans le film.

Claude : Tu vis à Bruxelles et tu as été conduire ton fils à l’école ce matin. Tu es devenu père célibataire ?

Jan : Oui, sa maman est morte il y a quatre ans. Cancer du pancréas. Elle habitait dans le sud de la France, je faisais beaucoup d’aller-retour, et là j’ai ramené mon fils à Bruxelles. Seul, évidemment, c’est difficile. Même si je voulais moi aussi “partir”,  je ne peux pas. Faut que je tienne. Les grandes beuveries, c’est fini. Je ne fume plus. Je ne baise plus (rires). Pas assez, en tous cas.

Claude : Quel âge a-t-il ?

Jan : Douze ans.

Claude: Presque comme le mien (ndlr : quatorze). Dans le temps, tu disais que tu faisais du cinéma pour draguer les filles. C’est toujours le cas ?

Jan: Non, le jeu est faussé. Je suis définitivement passé dans la catégorie des “vieux”. Dans ma tête, j’ai toujours vingt ans, mais on me cède sa place dans le tram. J’ai beau faire des exercices de musculation, faire chanter tout le wagon, me pendre aux barres et vanter le sperme d’Harelbequois, c’est comme ça. Pour draguer, c’est mort, tu sens vraiment l’exclusion, tu ne participes plus à la grande fête de la drague.
Simone De Beauvoir a écrit un super livre là-dessus.

Claude : “La vieillesse” ? Oui, bien sûr.

Jan : Être vieux, cela n’a jamais été simple. À aucune époque, et dans aucune civilisation.

Claude : On a un vieux camarade qui vient de casser sa pipe, Jacques Calonne. On s’était bien sûr croisé sur “Camping Cosmos”, où tu lui avais donné le rôle d’un délégué du Ministère de la Culture, mais nous avions déjà fait partie du même programme au “Grenier aux Chansons”, au tout début des années 70.

Jan : Oui, il se disait “chanteur mondain”, et chantait un répertoire de délicieuses vieilles chansons en s’accompagnant au piano. C’est quelqu’un qui sortait beaucoup la nuit, dans les cafés de l’époque. Il aimait bien le vin…

Claude : Il était aussi lié au mouvement Cobra, je crois ?

Jan: Oui, oui, c’était un ami de Dotremont, qui habitait la même rue que le Dolle Molle (1).

Claude : Et Calonne, il était principalement considéré comme quoi ? Auteur… chanteur… musicien… ?

Jan : Un peu de tout. Mais c’était je crois avant tout un compositeur de musique contemporaine. Il a même été joué par Boulez, tu sais, avec un de ces grands orchestres avec des chaînes et des bruitages. C’était une espèce de monsieur Hulot, tu lui demandais l’heure, il te racontait l’histoire de l’horlogerie à travers les siècles.
Tu disais “banane”, il te sortait toutes les sortes de bananes, il avait une mémoire prodigieuse. Je lui demandais, “Comment tu sais cela ?”, il me répondait : “Je lis Mickey Magazine”. A l’époque, les magazines pour jeunes avaient des pages de vulgarisation scientifique, et lui, il retenait tout. Il était surréaliste, mais presque sans le savoir. Des comme ça, on n’en refera plus. Comme on dit, le moule est cassé.

Claude : Comment as-tu vécu ces deux années de confinement ?

Jan: Très mal, évidemment. On nous a enlevé le plaisir de vivre, de pouvoir rencontrer les autres. Il y a eu une accélération terrible du contrôle social. Et puis la soumission des gens et l’obéissance. C’est dingue, comme cela a été vite. Un monde soit disant hygiéniste et basé sur la bonne santé, alors que l’air est pourri et le sol empoisonné. En Flandre, toute l’eau est polluée par le PFOS, un produit chimique toxique dont le niveau est jusqu’à 110 fois supérieur à la norme autorisée ! C’est le grand scandale actuellement en Flandre. Dans la région d’Anvers, plus personne ne peut manger ses œufs et ses légumes !
Tu peux toujours aller bosser et consommer, mais tout ce qui faisait le sens et le plaisir de la vie, on te l’a enlevé ! Comme disait Camus, on n’est pourtant pas un cheptel à l’engrais ! Et cette obéissance, c’est encore beaucoup plus fort en Flandre qu’en Wallonie. Et là j’ai retrouvé cette division du pays en deux. Je ne pourrais plus retourner vivre là-bas. Mon prochain projet, c’est d’aller m’installer dans la région de Charleroi.

Claude: Dans la première ville sans e-commerce ? (rires)

Jan : J’ai déjà trouvé une guinguette, un lieu où l’on peut chanter et danser, c’est nécessaire, mais là, je cherche une école. Il faut d’abord trouver une école. Je traine mon gamin avec moi, et je ne veux pas que ce soit trop glauque. Je ne suis pas seul. Et puis il y a la Sambre. Il faut qu’il y ait de l’eau. Le fleuve, c’est la liberté. Si j’arrive à réaliser un prochain film, cela se passera donc par là-bas.

Claude: ton film s’appelait “la dernière tentation des Belges”, ce n’est donc pas vraiment la dernière ?

Jan : C’est comme la dernière tournée de… je sais pas qui ! (rires). Je vais donc m’inventer une nouvelle utopie. Et je peux déjà te le prédire : échec garanti (rires).

Propos recueillis par Claude Semal

(1) café culturel et anarchiste près de la Grand Place de Bruxelles, plus ou moins autogéré, que Jan a “repris” pendant quelques années après avoir préalablement usé et abusé de son comptoir.

seul dans la salle : une ambiance particulière

Nota Bene : Et le film ?

Je ne sais pas très bien quoi en penser.
Je l’ai vu dans des conditions un peu particulière, seul spectateur dans la salle à la séance de 13 heures. Cela a pu influencer mon regard.
La réalisation a privilégié une esthétique de “stand up”, où presque tout se réduit finalement à un rapport frontal spectateurs / performeurs. Les gens assis, les gens debout. La société du spectacle réduite à sa plus simple expression, sans plus guère de société.
Du coup, mis à part une belle mais courte scène dans un café à Harelbeke, les “vrais gens” et les “vrais rapports sociaux” me semblent avoir été complètement évacués de l’écran. Là où les deux premiers volets du triptyque avaient encore souvent une dimension sociologique et satirique de “portrait de groupe”, il ne reste plus que la non communication entre un père et une fille, et la gesticulation solitaire d’un “animateur culturel” sans public, dont on pressant l’une et l’autre qu’elles finiront très bientôt en eau-de-boudin.
Quant aux relations entre les hommes et les femmes, définitivement réduites ici à de vagues histoires de tromperies, de strip-tease, de cunnilingus besogneux, de poupée gonflable et de tour de poitrine XXXXL, j’avoue avoir un peu plus de mal.
Si c’est cela l’amour, je comprends qu’on se suicide parfois. Dans le genre rigolo / trash, vomir sur les seins de Lolo Ferrari en jouissant, cela avait quand même une autre gueule.
Mention spéciale a André Stas, qui fait une hallucinante apparition éclair en poète surréaliste.
Pour le reste, si l’univers de Jan vous émeut ou vous fait poiler, allez-y les yeux fermés : cela reste du Bucquoy pur jus, et je le confirme, c’est toujours plus rigolo qu’un film des frères Bogdanoff.

 

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