LA MORT DES DISTRIBUTEURS DE BILLETS

Quand j’ai commencé à travailler comme apprenti, en 1972, les ouvriers étaient encore payés à la semaine, et en liquide. Le vendredi, dans l’atelier de maroquinerie où je bossais, la patronne nous préparait “notre enveloppe” en billets, avec notre nom écrit à la main, et le détail de nos primes et des heures sup’, comme une addition dans un cahier d’écolier.
Aussi, dans les cabarets bruxellois où je commençais à chanter, le public du vendredi soir était toujours “particulier”. Plus rieur, plus buveur, plus “sorteur”. Un “bon public”, comme on disait.
Avec notre paye en poche, nous attendions le samedi matin pour redevenir pauvres.
Personne n’imaginait alors que les “euros” remplaceraient un jour les “francs belges”.
Ni qu’on puisse payer une tournée avec une carte en plastique ou un téléphone portable.
Et encore moins qu’un jour, l’argent liquide lui-même serait peut-être appelé à disparaître !

Le secteur bancaire est un de ceux qui a été le plus touché par la numérisation.
Le “phone banking” a depuis quelques années colonisé nos porte-monnaie et nos comptes en banque.
De façon plus générale, il est d’ailleurs devenu pratiquement impossible de gérer nos actes administratifs les plus quotidiens sans un ordinateur et une connexion internet.
Ce qui provoque une véritable fracture numérique et sociale.
Car en Belgique, un million de personnes ne sont toujours pas connectées au réseau. Et ne le seront sans doute jamais. C’est même 27% de la population dans la tranche des 55-74 ans !
Mais les “distributeurs de billets” nous permettaient au moins de traduire nos avoirs numériques et virtuels en monnaie “sonnante et trébuchante”.
Or tout ce réseau-là est aujourd’hui en train de s’effondrer.
Et les deux dernières années de confinement covidien ont sensiblement accéléré le processus (1).

Comme vous le savez probablement, “… moi j’habite à Saint-Gilles“.
Ma première agence bancaire ING, celle “de la Place Albert”, était en fait installée au début de la rue Ducpétiaux. Elle a depuis longtemps fermé ses portes. Depuis peu, à Saint-Gilles, c’est vraiment devenu l’hécatombe.
En un an, j’ai ainsi vu fermer les agences ING du Parvis de Saint-Gilles et de Ma Campagne.
J’ai à peine eu le temps de transférer mon compte à l’agence ING “avenue Louise”, qu’elle annonçait à son tour sa fermeture !
Je dois désormais aller jusqu’à l’agence ING de “La Bascule”, à un kilomètre et demi de chez moi, si j’ai besoin de parler à un agent.
Or avec toutes ces fermetures d’agences, ce sont aussi les distributeurs de billets qui disparaissent.
J’ai pourtant “la chance” d’habiter en ville, dans “la capitale de l’Europe”. Grâce aux banques “concurrentes” (Argenta et KBC), j’ai encore, pour l’instant, deux distributeurs de billets à trois cent mètres de chez moi.
Mais quand une agence ferme “à la campagne”, c’est souvent la cata.
L’Asympto a ainsi récemment rendu compte de la fermeture de l’agence BNP-Paribas-Fortis de Florenville, diplomatiquement baptisée “déménagement” (2). Les Florenvillois et les Florentines doivent désormais faire… vingt-trois kilomètres, soit quarante-six aller-retour, pour accéder à “leur” agence !
C’est cette même BNP-Paribas qui nous bassine pourtant tous les matins les oreilles, à la RTBF, avec ses prétendus “publi-conseils” écologiques, en se présentant comme… “la banque d’un monde qui change“. Tu parles, Charles.
C’est sûr que devoir faire quarante-six kilomètres en bagnole pour tirer trois billets de vingt, c’est furieusement “écologique” et moderne. Et surtout très “changeant” (comme le monde). Or ces fermetures ont également des répercussions économiques sur tout le petit commerce local. Car pour dépenser de l’argent, il faut en avoir en poche. Et pour en avoir en poche, il faut pouvoir s’en procurer.

Il faut toutefois parfois se méfier de sa propre subjectivité. Après tout, Saint-Gilles et Florenville ne sont peut-être que des exceptions ?
J’ai vérifié l’affaire, et les chiffres parlent malheureusement d’eux-mêmes.
En vingt ans, le nombre d’agences bancaires a diminué en Belgique de 68%, en passant de 12.000 en 2000 à 4232 fin 2020 (3).
Les appareils de “Self Banking”, eux, sont passés de 15.306 en 2010 à 8460 en 2020.
Quant aux distributeurs de billets, ils ont chuté de 8707 en 2013 à 6433 en 2020, avec une nouvelle perte supplémentaire de 730 appareils en 2021.
De nombreuses communes wallonnes ne sont ainsi plus du tout équipées (pour peu qu’elles l’aient jamais été). Et 18 % des Belges doivent aujourd’hui faire plus de 2 kilomètres pour accéder à un appareil.

Depuis peu, deux sociétés distinctes gèrent le “parc” de ces distributeurs de billet.
Une société coopérative, JOFICO, qui occupe 27% du marché, regroupe autour de B-Post quatre autres “petits” opérateurs bancaires (Argenta, Axa Banque, Crelan et VDK Banque). Son objectif ne semble toutefois pas de réduire la taille de ce réseau. Ne serait-ce que parce que B-Post, l’agence bancaire de la Poste, a une convention de “semi-service public” avec la Région Wallonne, et doit maintenir ouvert un certain nombre de bancomat.
L’autre société, BATOPIN, regroupe les grandes banques belges (Belfius, BNP-Fortis, ING, KBC) et occupe 73 % du marché. Sous couvert de “rationalisation”, il s’agit clairement ici de diminuer drastiquement le nombre des distributeurs. Dans ce réseau, ils devraient passer de 5000 à 3500 en 2024 (4). L’objectif avoué étant de “permettre” à 95% des Belges de trouver un distributeur de billet à… moins de 5 kilomètres de chez eux. Merci, not’ bon prince. On va se mettre au vélo. Et les 5% qui restent peuvent carrément aller à la gare.
Notons que ni les communes, qui sont directement impactées par la chose, ni les associations de consommateurs, également concernées, n’ont été consultées pour programmer ce plan de fermetures (4).
Dans le domaine bancaire aussi, on se dirige visiblement vers une société “à deux vitesses”.
Les mendiants, les vieux et les pauvres, dont tout le monde semble à vrai dire se contrefiche, continueront à compter leurs petites pièces de monnaie. Même s’ils doivent faire dix kilomètres à pied pour se les procurer.
Quant aux autres, ils sont appelés à privilégier partout les paiements numériques – dont les nouvelles applications pour téléphones portables devraient encore accélérer et généraliser l’usage.
Oui, décidément, cela va devenir très difficile de faire la manche aux feux rouges de nos villes – même en jonglant sur la tête avec des boules de pétanques et des drapeaux ukrainiens.

Claude Semal le 18 mai 2022.

(1) Durant cette période, on est passé de 400.000 à 120.000 retraits bancaires par jour.
(2) https://www.asymptomatique.be/lagence-bnp-paribas-fortis-florenville-demenage-ou-ferme-par-patrick-besure/
(3) Le Vif-L’Express.
(4) Financité, septembre 2021.

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