LE PARVIS DE SAINT-GILLES EN GRÈVE

Depuis 1974, j’ai logé à sept ou huit adresses différentes à Saint-Gilles. J’ai habité rue de Prague, rue Jourdan, rue Berckmans, rue Vanderschrick, rue d’Ecosse, rue du Lycée, avenue Albert, rue Wafelaerts. J’y ai ouvert un café-théâtre rue de la Victoire. Et si j’ajoute qu’en 1972, j’ai bossé un an comme apprenti dans un atelier de maroquinerie de la rue de Hollande, cela doit faire près de quarante ans que je pose mes fesses sur les banquettes de la Brasserie Verschueren.
Saint-Gilles, c’est le Triangle des Bermudes. Quand ton deltaplane se plante dans cette commune, on n’en redécolle jamais plus. (Photos Bart Lemmens).

 

Aujourd’hui, comme Charles Picqué, que j’ai toujours connu bourgmestre, j’habite “sur les hauteurs”. A côté de la prison, certes, mais à deux cent mètres d’Ixelles, d’Uccle et de Forest. Presque chez les bourgeois.
Je m’aventure de plus en plus rarement sous la Barrière, sauf pour aller “Chez Gaston”. Un excellent boucher, fan de l’Union, qui m’accueille toujours d’un surprenant “Bonjour Monsieur Semal”. Le seul commerce au monde où on m’appelle par mon nom.
Ou alors, pour aller chez “les arabes” du haut de la chaussée de Waterloo, qui vendent des téléphones portables et des tas de brols électroniques. Mais je vis plus haut, entre Ma Campagne, la Place Albert et les terrasses de la Place Van Meenen.
Aussi, quand j’ai appris que les bistrots du Parvis de Saint-Gilles allaient “se mettre en grève”, je suis à moitié tombé de ma chaise. “Ceux d’en bas” devenaient-ils fous ?
Sur les réseaux sociaux, j’ai vu passer des “posts” indignés, des communiqués de presse, des mises au point. Et je me suis rendu compte que pour la première fois de ma vie, dans un “conflit social”, j’avais des copains de tous les côtés de la barrière.
Je connais les serveurs, les serveuses et les bistrotiers qui font grève. Je connais les militants qui contestent la grève. Je connais des travailleuses des services sociaux et des membres de l’administration communale. Et ma propre soeur a habité pendant quinze ans sur le Parvis, avant de déménager dans une rue plus tranquille, à 200 mètres de là. C’était quoi, cette chakchouka ? J’ai pris mon bâton de pèlerin, et je suis descendu sur le Parvis. Semal, le-Retour-du-Jedi.

A tout seigneur tout honneur, je commence par la “Brasserie Verschu”, dont le premier étage a accueilli pendant des années la plupart de nos réunions, et les pissotières, la totalité de nos affiches. J’avais vu passer un communiqué de presse qui m’avait intrigué, genre “on participe à la grève mais…”, et je me suis dit que ça ferait un bon début d’enquête.
Je salue le serveur, je commande un café, et je lui dis que je suis là pour “l’Asympto”.
Il va gentiment me chercher le dernier exemplaire de leur communiqué, celui qui était scotché sur la vitrine de la Brasserie. Je l’ai entièrement reproduit ci-dessous.
Il est neuf heures du matin, et la terrasse est pratiquement déserte. Quand le Marché du Parvis était encore quotidien, avant les travaux de rénovation, à cette heure-ci, elle était blindée de monde. Là, le serveur a un peu le temps de causer.
En été, tu as parfois 800 personnes le soir aux terrasses du Parvis. Presque partout, c’est “service au bar”, comme à la Maison du Peuple. Or quand les serveuses et les serveurs ne sont plus là pour gérer l’espace, les clients se retrouvent seuls face aux mendiants. Évidemment, ça pose parfois des problèmes. Si tu manges un croissant, dans deux minutes, tu vas avoir trois pigeons. Chez nous, le soir, on continue le service en terrasse. Avec la chaussée de Waterloo, ça fait une sorte de frontière naturelle. C’est surtout la place piétonnière en face qui concentre les problèmes. Tiens, regarde derrière toi“.
Une femme de mon âge, les pieds sales dans les sandales, les cheveux blancs sur les épaules, habillée d’une cape en laine de couleur indéfinissable, tente de faire la manche au café voisin. La présence du serveur, visiblement, me “protège” de ses avances.
Tout à l’heure, devant la Brasserie de l’Union, je lui filerai 50 cents. On se sent toujours un peu con, dans ces cas-là. Con d’avoir donné. Ou con de ne pas avoir donné plus. Au choix.
C’est Diane“, reprend le serveur. “Elle est là tous les jours. Quand elle est dans une mauvaise semaine, quand elle est agressive, et on le lui dit. Sinon, elle fait partie de la vie du Parvis. Une partie de notre boulot, c’est aussi du travail social. On gère“.
Bon. Il est temps de traverser la chaussée de Waterloo. En attendant, voici le communiqué complet du “Verschu”.

Pourquoi le Verschueren s’associe-t-il à la grève des commerçants du parvis ?
Lorsque quelques commerçants du Parvis sont venus nous demander de nous joindre à la grève, nous avons donné notre accord parce que le cadre était clair. Depuis le deuxième confinement, un nouveau phénomène a frappé le Parvis : la présence d’une poignée de personnes souffrants toutes de lourds problèmes psychologiques et/ou d’addictions au crack et à d’autres substances les rendant excessivement agressives.
Cependant, plusieurs communications médiatiques individuelles ont brouillé le message de cette grève en y portant des contre-vérités (“Le Parvis est depuis des années une zone de non-droit”) ou des thématiques étrangères au cadre convenu (la mendicité enfantine par exemple). Il s’est dégagé de ces communications l’impression que la grève vise à “nettoyer” le Parvis des mendiants et des SDF. Le communiqué de la grève montre qu’il n’en est rien, sinon nous aurions refusé de nous y associer.
Depuis 20 ans, le Verschueren a cohabité avec plusieurs générations de SDF, mendiants, Roms, etc… Et cela sans soucis. Nous laissons un accès libre et gratuit aux toilettes, nous donnons de l’eau, nous rechargeons les téléphones, etc… Cette politique nous a même valu d’être considéré comme “faisant partie du problème”.
Mais depuis le dernier déconfinement, nous sommes dépassés : nos serveurs et serveuses sont menacé·es, parfois au couteau, il y a des bagarres en pleine terrasse avec nos chaises, la mendicité a fait place à l’extorsion.
La récurrence de ces scènes a plein d’implications : des gens viennent travailler la peur au ventre, en se demandant “ce sera quoi ce soir?”, les familles fuient nos terrasses, “nos” SDF (enfin : “les habituels”) se font eux-mêmes agresser dans l’indifférence générale – ce n’est pas un hasard si “l’Ilot” et la Paroisse se sont associés au mouvement des commerçants.
Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la gestion sociale de ces personnes, elles-mêmes en souffrance. La distribution de psychotropes (faute de budget pour une véritable aide psychologique) et opérations de police ne règleront pas les problèmes. Mais ce n’est pas le Verschueren qui va proposer des solutions au “sans-abrisme”, à la précarité ou à la toxicomanie. Nous ne sommes qu’un bistrot.
Dans une société qui valorise la compétition et le chacun chez soi, nous essayons de faire vivre quelques valeurs collectives, à commencer par le respect de l’autre. En tant que bistrot, le seul objectif “politique” auquel nous prétendons, est de constituer un cadre bienveillant pour l’équipe, pour la clientèle, et pour ceux et celles qui, pour une raison ou une autre (pour effectuer une livraison ou demander un renseignement) franchissent notre porte. Mais dans le climat d’agressions quotidiennes de ces dernières semaines, nous n’y arrivons plus…”.

Vu comme cela, les choses semblent relativement simples. Il y a visiblement un problème de santé mentale et / ou de toxicomanie sur le Parvis qui n’est pas assez pris en compte par les “autorités”, et cela pourrit la vie de tout le monde.
Le matin même, j’avais toutefois reçu un “post” Facebook de Gwen Breës , et par ailleurs, un mail collectif de Théo Mewis, Daniel Liebman et Manuel Abramovitz, qui semblaient privilégier une autre piste : la “boboïsation” ou la “gentrification” du quartier, accusées de vouloir éliminer du Parvis, par la force, les classes populaires et les marginaux.
Pour diverses raisons, ce sont quatre personnes dont j’apprécie généralement la parole et l’expertise. Mais je me méfie aussi des grilles de lecture “militantes”, qui collent à une situation concrète des explications par trop générales.
Théo, Daniel et Manu, “opposés” à la grève, demandent essentiellement l’ouverture d’un “dialogue” entre les diverses “parties” concernées.
Quant à Gwen, dont j’ai pu apprécier la pugnacité comme animateur du Ciné Nova ou comme membre actif du Collectif Standing For Culture, il est très radical dans ses conclusions : “Cette “grève”, pensée principalement par des cafetiers et restaurateurs souhaitant légitimement pouvoir travailler sans risquer d’être agressés, est aussi passée à côté d’une dimension essentielle de la problématique : la privatisation quasi-totale de l’espace public que provoque la concentration de leurs établissements. Tant que le Parvis ne sera qu’une terrasse géante excluant d’autres types d’usages et d’usagers, il y a pourtant fort à parier que tensions et conflits iront en s’accentuant… À moins d’ériger un mur autour de cette place pour préserver sa fonction quasi unique et la tranquillité de celles et ceux qui peuvent se permettre d’y consommer“. Vlan!

Comment y voir un peu plus clair ? Je décide d’aller interviewer Bart, le patron de la “Brasserie de l’Union”, de l’autre côté du Parvis.
Bart est un des deux principaux initiateurs de la grève des bistrotiers… alors qu’il s’était autrefois présenté comme candidat sur “la liste du Bourgmestre” (PS/Picqué).
Connaissant Charles, il n’a pas vraiment dû apprécier.
“L’Union” est tout au bout de la place, près de la rue de Moscou et de cette esplanade arborée où finissent, dit-on, tous les “laissés pour comptes” du quartier.
En traversant la Place, je passe devant l’entrée du métro et la banque BBL.
Les photographies murales ont été sous-titrées avec humour par de (supposés) opposants à la grève.

Juste à côté, il y a l’entrée de “l’Îlot”. Ce Centre de jour, ouvert de 8 à 17 heures, apporte de l’aide et sert des repas aux plus démunis. Son directeur, Philip De Buck, me donne une première clé de compréhension du problème :
Pendant le premier confinement, et surtout pendant le second, tous les cafés et tous les commerces de la place étaient fermés. Le Parvis a été déserté par ses usagers habituels. Il est par contre devenu le lieu de rassemblement de quelques uns de ceux qui étaient tombés dans la précarité. Puis, quand les cafés ont pu rouvrir, souviens-toi, c’était d’abord uniquement en terrasse. Et là, tu as tout de suite eu un classique “conflit de territorialité” entre ces deux populations.
Par ailleurs, avec les dégâts mentaux du confinement, absolument tous les services psys et sociaux sont complètement saturés. On manque de tout : de moyens, de lits, de personnel. Malgré la présence presque permanente de travailleurs sociaux sur le terrain, et d’infirmiers de rue deux fois par semaine, il arrive donc que des gens “en crise” restent livrés à eux-mêmes“.

J’arrive à l’Union. Son patron, Bart est, depuis dix-ans, aux Narcotiques Anonymes. Il ne s’en cache pas. Il aide et accompagne qui il peut aider. Il ne le fait pas vraiment “par altruisme”. Mais pour “s’aider” d’abord lui-même.
L’alcool, la came, le trafic, il connait. Il a connu. Il a touché le fond.
Et cela fait pourtant dix-huit ans qu’il est “clean”.
Cette “expérience” là lui a suffi. Aussi, quand il voit, sur sa propre terrasse, cette peste ramener dans son périmètre de travail ces zombies tonitruants, cela lui fout un peu les boules. Qui pourrait le lui reprocher ?

Claude: Bart, cela fait quarante ans que je viens au Parvis pour boire des cafés le matin et des bières le soirs. Qu’est-ce qui s’est passé ici pour que tout d’un coup les cabaretiers de la Place fassent grève ?

Bart: Ce n’est pas tout d’un coup. On a été voir Charles deux fois. On lui a dit : “Depuis la construction du Parvis “en piétonnier”, il y des problèmes. Avec Didier, de la “Nourriture terrestre”, on est un peu les deux “vieux” ici, tu vois. Il y a quelques junkies alcooliques qui font “chier” tout le monde”, à commencer par les SDF “de souche”, qui demandent un sou ou une cigarette. Un groupe très violent, qui impressionne surtout les femmes et les enfants. Tu vois, ils ne vont jamais faire chier quatre ouvriers du bâtiment qui viennent manger un spaghetti. Ils s’attaquent aux faibles, deux femmes, un petit couple. Le problème, c’est dix fouteurs de merde qui harcèlent les gens, les emmerdent, les agressent, qui gueulent, font du boucan, se battent. Et le commissaire de police nous disait pourtant devant son bourgmestre “on ne peut pas faire grand chose”.

Claude: Ma soeur Johanne a habité quinze ans sur le Parvis…

Bart: En été, ça fait un bruit de fond, on apprend à vivre avec. Mais ce qui fait chier, c’est le type qui commence à jouer du tam-tam à minuit, ou le type bourré qui hurle pendant une demi-heure. Et après le deuxième lock-down, cela a été encore pire.
Je me suis demandé : est-ce qu’un piétonnier comme celui-ci ne demande pas une gestion particulière ? Une terrasse, ce n’est pas un parking. Et puis, le public a beaucoup changé à Saint-Gilles. On dit “bobo”. Mais ce ne sont ni des bourgeois ni des bohèmes.
Ce sont juste des gens qui travaillent, qui gagnent sans doute plus que la population d’avant, mais Saint-Gilles reste, basiquement, une commune populaire”.
“Et c’est surtout difficile pour les femmes, qui se font tout le temps emmerder, harceler.
On met des photos de clitoris géants sur les murs “officiels”, comme si c’était cela “le féminisme”, mais il n’y a pas une femme qui peut traverser le square avec son chien à minuit sans se faire emmerder. Je vois du “quard-mondisme” blanc insulter des femmes voilées. C’est toujours d’abord les femmes qui “prennent”.

Claude: Est-ce que cela ne te semble pas d’abord lié au confinement ? Des tas de gens ont pété les plombs. Tous ceux qui avaient de petits boulots, dans la restauration ou le bâtiment, se sont brusquement retrouvés sans rien et à la rue.

Bart: Moi, je n’étais pas dans le gouvernement qui a réduit les budgets de santé mentale. Je n’étais pas dans le gouvernement qui a envoyé les chômeurs de longue durée dans la précarité. Cela, ce sont des décisions politiques. Est-ce à moi d’en subir les conséquences ? Il y a des filles qui travaillent ici, elles n’osent plus servir les gens, parce qu’il y a toujours un grand connard en train de gueuler, ou une folle qui boit le verre d’une cliente puis le casse par terre.
Il y a des gens qui disent qu’on “gentrifie” le quartier. Mais moi, si je “gentrifie” le quartier, je tire dans mon pied, parce que j’ai un café populaire. Il y a toujours eu du mélange, chez moi.
Des gens de quatre-vingt ans, et des gens tatoués de vingt-cinq ans. J’ai des avocats, des magistrats, des ouvriers, des polonais, c’est cela qui a toujours été chouette à mon bar.
Quand je suis arrivé ici, c’était la misère du monde, dans ce coin. J’avais des femmes bourrées à deux heures de l’après-midi. J’avais instauré le système : à partir de neuf heures du soir, on ne sert plus les gens avec des enfants. Tout le monde fumait à l’intérieur, et il y avait des bébés. Et cela faisait pourtant un scandale quand je disais : “Non, je ne vous sers plus”. C’était une autre époque. Aujourd’hui, cela fait une éternité que je n’ai plus eu une bagarre à l’intérieur. Une éternité que je n’ai plus vu femme qui vient gueuler sur son mec dans le café, parce qu’il était de nouveau bourré. C’est un peu plus doux, mais cela reste très populaire. Et en général, tous ces milieux très différents cohabitent très bien. C’est pourquoi, je ne supporte pas que dix fouteurs de merde nous empêchent de travailler et de vivre ensemble. Tu peux faire le tour. Il n’y a pas que nous. Tous les habitants ici en ont plein le cul.

Claude: L’agressivité dont tu parles, est-ce que ce n’est pas aussi directement lié à des histoires de toxicomanie ?

Bart : Je pense. Mais les adversaires de notre action disent qu’on veut “gentrifier” le quartier. Ce qui n’est vraiment pas le cas. On a par ailleurs toujours tenu “l’îlot” au courant de nos actions, et “l’îlot” les a toujours soutenues. Je m’entends très bien avec Philippe. Il roule aussi en moto. Regarde, il vient parquer sa moto ici, devant le café. Parfois, des gens me disent : “Quand l’îlot sera parti, cela ira mieux”. Je répond : cela n’a rien à voir. L’îlot sert des gens pauvres et qui viennent manger. Ce sont juste des gens qui ont dur à finir la fin du mois. Or les politiques se sont toujours cachés là derrière. Cela n’a rien à voir. Tu peux mettre “l’îlot” Place du Châtelain, les douze types qui sont ici, resteront ici. L’îlot fait son boulot, c’est “clean”, quand tu es bourré, tu ne rentres pas…Voilà. En gros, je pense que notre message était clair.

Claude : L’arrivée du “pass sanitaire” le premier octobre… tu as quelque chose à dire par rapport à ça ?`

Bart : Je ne sais pas comment on va gérer ça. En plus, l’hiver arrive, tout le monde va vouloir entrer. Moi, je ne suis pas policier. Et si mon personnel ne veut pas se faire vacciner, je vais devoir fermer ma boutique.

Nous voilà tout d’un coup très loin des “tox’ de la rue de Moscou. Le premier octobre, c’est dans quinze jours.

Claude Semal, le 16 septembre 2021

Ci dessous : le communiqué de l’îlot.

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