LES MORTS DU CARNAVAL ET LES CLICS DE SUDINFO par Anne Löwenthal

Décrire un carnaval de la région du Centre est chose aisée pour qui ne l’a pas vécu. Pour qui le vit chaque année, je pense que c’est impossible.
Le carnaval, c’est un truc qu’on vit dans ses tripes. Qu’on attend toute l’année. Pour lequel parfois, on sacrifie ses vacances, parce qu’il faut louer le costume, prévoir la cagnotte, payer la musique et les oranges, recevoir chez soi. Le carnaval, ce sont des gilles, mais pas que. Le carnaval, ce sont des retrouvailles, un rendez-vous où l’on (re)vient parfois de très loin.

Le carnaval, c’est un folklore sacré, c’est la culture des gens d’ici. C’est la convivialité dans un sens pas du tout neuneu du terme. Il y a un carnaval dans presque chaque village de chaque commune et s’il est de coutume de dire pour rire (ou pas) que notre carnaval est LE carnaval, il est aussi très fréquent d’en ‘’faire’’ plusieurs.
Depuis deux ans, nous avons été privé.e.s de nos carnavals et ça aussi, c’est difficile à expliquer, mais c’était vraiment dur, pas seulement pour ceux et celles qui en vivent (l’horeca, les “louageurs” – qui fabriquent et louent les costumes…) mais aussi pour tous ceux et celles qui les vivent. Alors évidemment, ils et elles étaient nombreux ce petit matin-là pour ce premier carnaval post-covid. Nombreux et heureux.

des confettis sur le sol

Et puis la voiture

Des morts, des blessés, l’incompréhension totale, l’horreur absolue. Ici à La Louvière, on connaît tou.tes des gens qui y étaient, on reçoit tou.tes des messages inquiets, on fait le tour de ses proches, de ses ami.es, on se compte et on se met à lire, regarder, écouter. Tout.
Tout ce qui se dit et se répète depuis l’aube. Et on recommence, parce qu’on est sidéré.es, tristes, on est en colère, on est inquiet.es.
Et tout ça sonne juste. La police a arrêté le conducteur et son passager, les enquêteurs ont entamé leurs devoirs. Les secours sont arrivés vite, tout a été géré de main de maître et dans le calme. Les communications sont posées, la conférence de presse est digne, rien n’est révélé de ce qui ne doit l’être, les journalistes qui posent des questions idiotes auxquelles il n’y aura évidemment pas de réponse et les répètent lourdement en sont pour leurs frais, les rumeurs sont démenties avec fermeté et sans agressivité.

Et puis Sudinfo (et d’autres à sa suite)

Des photos mal maquillées, des prénoms, une localisation. Grâce à Sudinfo, puis la DH, puis d’autres, qui le font sous couvert de revue de presse, tout le monde sait qui était dans la voiture. Et tout le monde peut se déchaîner sur ces gens, leurs familles, leurs copains et copines. La voie est ouverte, on peut même y aller de ses petites révélations et considérations personnelles sur les uns et les autres. Réclamer leur adresse exacte en mode ‘’on va leur montrer’’, appeler au lynchage et même, pourquoi pas, y aller de ses petites remarques racistes sur… les Italiens de La Louvière, de ses petites saillies imbéciles sur une région sinistrée, de ses explications des faits sortis d’une source sûre (‘’Je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un’’).
On peut y aller d’autant plus gaiement que dans la plupart des pages et forums, rien n’est modéré, puisque l’intérêt est que ça commente (le nombre de clics, argument de vente pour les annonceurs), pas le contenu des commentaires.
Et tant pis pour le journalisme. Avait-on besoin de ces infos ? Non. Ces infos font-elles du bien à quelqu’un ? Non.
Ces infos nous aident-elles à comprendre les faits ? Non.

Avait-on envie de ces infos ? Oui. Ces infos font-elles du mal à quelqu’un ? Oui.
Aux familles, qui n’y sont pour rien. Au passager peut-être, dont on ne sait rien de sa responsabilité. À tout qui estime que dans un état de droit, on ne se fait pas justice soi-même et on ne livre personne à la vindicte populaire. À tout qui pense que le journalisme est une profession essentielle qui se doit du respect à elle-même dans l’intérêt de tou.tes. Ces infos nous aident-elles à comprendre les faits ? Non.
D’ailleurs à l’heure où j’écris ces lignes, on ne sait à peu près rien des faits. On ne sait pas ce qui a mené ce gars à faire ce qu’il a fait. On ne sait pas dans quel état il était. On ne sait pas s’il en a dit quelque chose, ni quoi, évidemment.
On ne sait rien de ce qui pourrait nous faire du bien. On ne sait rien de ce qui nous aiderait à comprendre les faits. On ne sait rien de ce dont on a besoin : des faits. Pour comprendre ce qu’on pourra, laisser la justice faire son travail (veiller peut-être à ce qu’elle le fasse) et avancer. Chacun et chacune. Pour faire avancer aussi, sans doute, certaines choses, si les faits nous révèlent qu’il faut changer certaines choses.
Mais ça, évidemment, attendre les faits, ça ne permet pas de publier un article à l’heure sur les réseaux sociaux.

Et puis demain

Et puis demain, Sudinfo et les autres passeront à autre chose. Les corps ne seront pas guéris, les âmes encore moins. Ils y reviendront dans un an, pour quelques clics supplémentaires. Pas les nôtres. Nous, on sera au carnaval de Strépy-Bracquegnies, pour des retrouvailles. Parce qu’un carnaval, c’est ça. Des retrouvailles, un rendez-vous où l’on (re)vient parfois de très loin. Ou de très haut.

Anne Löwenthal

1 Commentaire
  • anne collard
    Publié à 11:16h, 28 mars

    Merci Madame ceci reflète ce que je pense. Et je ne clic pas à propos des “infos” .La seule question est comment la justice va t elle faire son travail ??
    Elle est déjà si malmenée dans notre pays.

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