Interview de Mohammed El Hendouz ”HANDICAP, C’EST À LA SOCIÉTÉ DE S’ADAPTER”

Qu’ils étaient beaux, qu’elles semblaient fortes, ces athlètes qui collectionnaient les médailles aux Jeux Paralympiques de Tokyo en août dernier…
Que d’émotion, de rires, de moments ”poignants” et de signes ostentatoires de générosité lors de la grande soirée de l’opération Cap48 le dimanche 17 octobre sur la première chaîne de la RTBF (avec des annonces ”solidaires” de RTL)…
Et pourtant, malaise.

 

Le message de ces super(wo)men qui courent, nagent, tapent la balle, n’est-il pas qu’avec de la volonté et du courage, on peut surmonter, individuellement, tous les obstacles que la vie a semés sur notre chemin ? Et celui de Cap48, fier de son ”record” de 7,6 millions récoltés (1), n’est-il pas que c’est à nous, citoyen·nes, de compenser les carences de l’Etat, selon notre bon vouloir et non selon nos capacités de contribuable ?
Encore fallait-il, pour exprimer ces malaises, éviter une position “validiste” condescendante, et faire entendre la parole critique de personnes handicapées et engagées dans des luttes dans le domaine du handicap.
Pour ce qui est du revers de la médaille paralympique, on a pu entendre sur Arte et sur France Culture l’avocate (elle même handicapée) Elisa Rojas s’interroger sur ”cette figure du ‘super héros’ véhiculée par le sport qui peut s’avérer contre-productive. Comment naviguer entre l’héroïsation et le misérabilisme pour de justes représentations du handicap, qui concerne des millions de personnes aux situations bien différentes ?”
Quant à des opérations comme Cap48, j’avais pu découvrir sur les réseaux sociaux le regard acéré de Mohamed El Hendouz, militant infatigable de l’asbl Handijob Project. L’occasion de discuter avec lui d’une autre approche du monde du handicap.

Irène : Pour commencer, peux-tu te présenter, ainsi que ton ASBL?

Mohamed : Je suis un jeune de 32 ans, en situation de handicap depuis ma naissance, et engagé dans le milieu du handicap depuis près de vingt ans. Il y a sept ans, j’ai fondé l’asbl Handijob Project, pour accompagner des personnes handicapées qui souhaitent se lancer dans un projet indépendant, que ce soit une entreprise, une asbl ou une coopérative.
Il faut savoir que la Belgique a ratifié la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées en 2006, mais ne l’applique pas vraiment. Le principe de cette Convention, c’est que c’est à la société de s’adapter au handicap. Or la pratique, c’est davantage de la ségrégation que de l’inclusion. La Belgique a d’ailleurs été condamnée en 2013 parce qu’elle continuait à orienter les personnes handicapées vers des institutions, plutôt que de développer des moyens pour soutenir leurs projets. Il faut déjà un accompagnement solide rien que pour le boulot administratif pour faire reconnaître un handicap !

Irène : Dans tes interventions, tu insistes souvent sur la situation particulière des femmes handicapées.

Mohamed : 88% des personnes que nous accompagnons sont des femmes. Elles sont plus nombreuses parmi les personne handicapées ou malades chroniques, et elles se heurtent à davantage de problèmes, que ce soit les inégalités salariales, la garde des enfants, le statut de cohabitante qui rabote les allocations (ce que j’appelle le ”prix d’amour”) ou encore, des remarques sur leur apparence lors des visites médicales, sur leur maquillage, leurs choix vestimentaires… Si, si, au 21e siècle, ça existe encore !

Irène : Pourquoi ce choix d’encourager l’insertion par l’entrepreunariat ?

Mohamed : C’est parti d’une des recommandations de l’ONU, justement, parce que la Belgique ne fait aucun effort pour soutenir les personnes handicapées qui souhaitent devenir indépendant·es. Et qui se heurtent à de nombreux obstacles : difficultés d’accès à un crédit, mais aussi à des primes régionales qui ne contiennent pas de clauses liées au handicap, méfiance de assurances, manque de formation à la gestion et manque d’aménagements nécessaires pour accéder à de telles formations… Il existe des structures d’accompagnement pour les personnes qui souhaitent se lancer dans une activité d’indépendant·es, mais les conseiller·es ne sont pas formé·es pour répondre aux besoins spécifiques des personnes en situation de handicap.

Irène : Malgré tous ces obstacles, peux-tu nous donner des exemples de réussites grâce à votre accompagnement ?

Mohamed : Je t’en citerai deux.
Le premier concerne une femme qui a créé sa boutique en ligne de vente d’objets de décoration L’INAMI l’a autorisée à avoir un statut d’indépendante complémentaire 19h par semaine. Il fallait l’aider à répartir ces 19 heures, expliquer aussi aux client·es que les délais d’envoi des commandes pouvaient être plus longs… On l’a aussi aidée dans ses démarches administratives, et elle a actuellement 450 membres qui la suivent en Belgique.
Autre exemple, un groupe de femmes qui ont créé un commerce d’artisanat (comme des bijoux). Il a fallu batailler à leurs côtés pendant trois ans pour qu’elles puissent obtenir un crédit, et maintenant ça fait cinq ans que ça fonctionne. Mais l’accompagnement n’est pas terminé pour autant : par exemple, il fallait trouver une façon de sensibiliser la clientèle à des particularités, alors on a imaginé avec elles un système de pictogrammes pour expliquer que certaines peuvent être plus lentes, ou ont du mal à s’exprimer…

Irène : Que penses-tu de la décision du gouvernement de sanctionner le malades de longue durée récalcitrants ?

Mohamed : Il s’agit de pousser les gens à travailler pour gonfler le taux d’emploi, mais on ne responsabilise pas les entreprises. On ne sanctionne pas les employeurs qui cherchent à ”dégager” les malades chroniques, ou qui ne font aucun effort d’adaptation. Rien qu’au niveau ds services publics fédéraux (SPF), nous avons 27 femmes qui auraient besoin d’aménagements pour travailler, et qu’on leur refuse…
Tiens, un exemple, une policière atteinte d’une maladie grave qui a demandé un transfert vers une zone accessible plus près de chez elle, ce qui lui a été refusé. Finalement on l’a changée de service contre sa volonté, puis elle a été reconnue comme invalide. Quand une personne se retrouve soudain avec un handicap ou une maladie grave, chronique, ça chamboule toute sa vie, l’accompagnement doit être non seulement d’ordre professionnel, médical mais aussi psychologique, avec les risques de dépression qu’un tel bouleversement peut apporter.

Irène : Au moment des récents Jeux Paralympiques, on a pu entendre des activistes des droits des personnes handicapées s’interroger, comme l’avocate elle même handicapée Elisa Rojas, sur les bienfaits supposés de cette mise en avant de personnes sportives de haut niveau, presque héroïques, sur l’image générale du handicap. Que penses-tu de cette image donnée par ces Jeux ? On en vient aussi à celle véhiculée par une opération comme Cap48, sur laquelle tu es très critique.

Mohamed : Sur l’image donnée par les Jeux Paralympiques, je suis d’accord avec Elisa Rojas. Pour ce qui concerne Cap48, on présente un monde de bisounours, une image super méga positive, en insistant sur ce que ces personnes ont fait de grand, de merveilleux… Mais surtout, Cap48 reprend un rôle que l’Etat, les différents niveaux de pouvoir, ne font plus, préférant même soutenir Cap48 plutôt que de développer directement des politiques d’inclusion… Cette année par exemple, la Région wallonne a donné 150 000 euros à Cap 48. Avec une telle somme, nous pourrions soutenir les projets d’une trentaine de personnes, ainsi qu’une sensibilisation dans les médias. Mais Cap48 ne soutiendra jamais des projets militants, préférant des institutions qui font de l’accueil, du logement.
On reparlera de cette politique l’année prochaine, quand l’ONU reviendra évaluer la façon dont la Belgique applique, ou n’applique pas, la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

Propos recueillis par Irène Kaufer, le 22 octobre 2021

(1) A noter que le même week-end, les médias annonçaient (sans jamais faire le rapprochement) qu’en 2020, les entreprises belges avaient envoyé 266 milliards dans les paradis fiscaux. Un prélèvement de 0,0003% (taxe qu’on pourrait difficilement qualifier de ”confiscatoire….”) de cette somme couvrirait toute la récolte de Cap48.

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