SOIXANTE CHATS SOUS LES ROSIERS

Je répète actuellement “Rêve d’automne”, de Jon Fosse, dans une mise en scène de Georges Lini (au Théâtre Jean Vilar, à Louvain-la-Neuve, représentations à partir de ce mardi 30 novembre). Profitez-en tant que les Théâtres sont ouverts !
C’est d’abord l’histoire d’un coup de foudre entre un homme et une femme dans un cimetière (Georges Lini et Isabelle Defossé), d’une passion amoureuse irrépressible pour laquelle il va quitter son épouse, son fils et ses parents.
En contrepoint à cette histoire passionnelle, ses parents (Cécile Van Snick et moi-même) regardent le temps passer en regrettant amèrement leur belle-fille (Barbara Sylvain).
Mais cette méditation onirique sur la famille, l’amour et la mort, sur les générations qui arrivent et sur celles qui partent, est paradoxalement aussi un hymne vibrant à la vie.
Qui renvoie les acteurs comme les spectateurs à leurs propres histoires inachevées, et bouleverse les comédiens comme le public.
Ne me demandez pas pourquoi, j’ai donc eu envie de vous confier ici le texte que j’avais lu à la cérémonie de crémation de ma mère, Paulette Van Gansen, il y a déjà une douzaine d’années de cela.

Deux ou trois choses que je voudrais vous dire sur Paulette.

La première, c’est que l’accompagne certainement aujourd’hui un cortège d’une soixantaine de chats. Avec, au milieu de cette dynastie féline, deux chiens.
J’ai une pensée particulière pour “Dodo”, dont la principale qualité était de puer comme un rat mort et de marcher sur ses oreilles tous les trois pas, mais qui était pour Paulette la huitième merveille du monde et une indéfectible petite boule d’amour.
Ce n’est pas la seule fois que Paulette nous a parfois surpris dans le choix de ses compagnonnages.
Paulette avait transmis à Johanne et moi-même le bonheur d’être vivants au milieu des plantes et des animaux. Elle tirait un bonheur quotidiennement renouvelé dans la simple contemplation de son jardin.
Et si un jardinier vous demande le secret de ses rosiers magnifiques, qui refleurissaient chaque printemps dans une éternelle jeunesse, confiez-lui ceci. “Enterrez soixante chats dans votre jardin, et vous aurez les plus belles fleurs du monde!”.

La seconde, c’est que Paulette était d’une incroyable générosité.
Ils furent nombreux, les accidentés de la vie, les chiens perdus sans collier, qu’elle a recueillis chez elle pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Il y en a plusieurs ici, aujourd’hui, parmi nous.

La troisième, c’est qu’aux sources de sa vie, Paulette avait longtemps hésité entre une “carrière” artistique et une “carrière” scientifique. J’ai toujours à la maison le petit conte illustré qu’elle avait écrit à quinze ans. Puis la raison, ou la déraison, l’avait emporté : elle avait choisi une carrière scientifique. Première de sa promotion à l’université !
Mais elle aimait écrire, dessiner, et a composé et écrit une centaine de chansons.
C’est avec l’une de celles-ci que nous lui dirons adieu. Johanne et moi l’avions chantée à la petite fête de son septantième anniversaire.

Ensuite, si vous le voulez bien, nous nous dirons au-revoir en évitant la longue file des condoléances obligatoires. Venez nous embrasser, embrassez-vous, mais faisons cela à la bonne franquette, comme elle l’aurait certainement souhaité.

Notre tristesse est évidemment immense, mais cet adieu est aussi un acte d’espérance.
Paulette savait, comme les poètes et les scientifiques, que la mort n’est pas cette malédiction millénaire qui pèse sur les épaules de l’humanité, mais la condition sine qua non pour partager la vie avec les générations futures.
Si l’on ne mourait pas, nous n’aurions pas autour de nous ces plantes, ces oiseaux et toute cette humanité, mais sur une épaisseur de plusieurs kilomètres, sur la Terre entière, les ténèbres d’une bouillie infâme d’algues et de bactéries.
Mourir, c’est donc aussi un acte d’espérance qui nous fait communier avec les générations passées pour laisser la place aux générations futures. Et Paulette va aujourd’hui rejoindre ses parents et les parents de ses parents, comme les enfants de nos petits-enfants nous y rejoindrons un jour.
Si elle vous a demandé d’apporter une fleur de printemps, c’est certainement à ce cycle qu’elle avait aussi pensé.
Si grande que soit aujourd’hui notre tristesse, qu’elle nous apporte donc aussi la joie du printemps.

Claude Semal (alors et aujourd’hui)

Pour réserver, c’est par ici :

https://www.atjv.be/Reve-d-automne

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