03 avril 2023
1943-1952, Brassens “chez Jeanne”
Le chanteur Michel Arbatz a consacré un spectacle aux dix années de noire misère où Brassens, entre le travail obligatoire en Allemagne et l’impasse Florimont à Paris, entre ses années de jeunesse et ses années de célébrité, a vraiment bouffé de la vache enragée. “Chez Jeanne” retrace cette épopée héroïque où le plus humble des chanteurs-poètes semble n’avoir vécu que d’amour, d’eau fraîche, de poésie et de camaraderie.
J’ai croisé pour la première fois Michel Arbatz en 1982 aux merveilleuses Semaines Internationales de la Chanson de la Sainte-Beaume, à l’époque où nous raccrochions tous les deux nos vies à la chanson, après une décade nettement plus militante.
Michel, qui a longtemps habité à Montpellier, est un fondu de poésie. Il a notamment monté une comédie musicale autour de la vie et de l’oeuvre de Robert Desnos, aventure à laquelle il m’avait fait l’amitié de m’inviter. C’est aussi lui qui avait lancé les Brigades D’Intervention Poétique, qui allaient déclamer des textes de poètes dans les lieux les plus incongrus.
Entre Brassens et Vyssotski, entre les frites et les huîtres, discussion à bâtons rompus avec un auteur-compositeur-interprète qui a signé, il y a quelques années, un très bel album autobiographique : “Mes 68”.
On peut se procurer tous les livres et les disques de Michel sur son site (1).
Claude : Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à cette période particulière de la vie de Brassens, cette dizaine d’années méconnues entre sa jeunesse et sa célébrité ?
Michel : Le déclic a été le choc que j’ai reçu en lisant les lettres de Brassens à son copain Roger Toussenot (1). Je ne sais pas si tu le connais ?
Claude : Non, pas du tout.
Michel : Ils se sont rencontrés en 1946, au siège du journal anarchiste « le Libertaire ».
Mais avant cela, au début de la guerre, Brassens avait dû partir au Service du Travail Obligatoire en Allemagne.
Puis il a profité d’une “permission” en 1943 pour rentrer en France et se cacher à Paris.
Il a pu le faire grâce à l’un de ses proches dans le camp, qui s’était porté “garant” pour lui. C’était le système des Allemands : si un STO “fuguait”, le “garant” devait rester au camp à sa place, sans plus avoir de permissions jusqu’à la fin de la guerre.
Attention, leur camp de travail, ce n’était pas un camp de concentration, encore moins un camp d’extermination. C’était “simplement” le campement où on logeait les Français du STO qui devaient travailler pour les Allemands.
En dehors du boulot, ces “travailleurs” restaient assez libres de leurs mouvements.
Ce copain au grand cœur s’appelait René Iskin. Il chantait très bien, et comme il y avait un piano dans un petit bistrot en face de la sortie du camp, Brassens avait proposé de l’accompagner. Car Brassens, au départ, était pianiste, et ne jouait pas du tout de guitare. Et comme ça, ils sont devenus très potes.
Ils interprétaient ainsi à deux le répertoire de Mireille, Jean Nohin, Charles Trenet, etc…
Les premières chansons de Brassens datent aussi de cette époque-là, et peut-être que René Iskin, le “chanteur”, en a “testé” quelques unes en public dans ce petit bistrot en Allemagne.
Quand Brassens est revenu à Paris, il a vécu entre 1943 et 1952 une période de misère noire. Il n’avait rien à bouffer. Il vivait chez Jeanne, ce qui a donné son nom à mon spectacle… Enfin, chez Jeanne et chez son mari. C’était une sorte “d’histoire à trois”.
Pour vivre, Jeanne faisait des petits travaux de couture pour la tante de Brassens.
Brassens, lui, survivait grâce aux mandats que lui envoyait de temps en temps un copain lyonnais : le fameux Roger Toussenot, qui était philosophe. Enfin, il serait plus juste de dire qu’il “pratiquait la philosophie”, parce qu’en fait, il travaillait comme guichetier dans une banque !
II y a toute une correspondance entre eux qui a été éditée par Janine Marc-Pezet.
Ces lettres nous sont parvenues grâce à “Gibraltar”, le “secrétaire” de Brassens, qui avait hérité de la maison de Brassens impasse Florimont… avec tout son contenu.
Gibraltar, de son vrai nom Pierre Onténiente, était devenu un peu par hasard “l’agent” de Brassens, parce qu’il était comptable. Brassens l’avait également rencontré au camp de STO en Allemagne. On appelait Onténiente “le poète” parce que s’occupant de la bibliothèque du camp, il se trimballait toujours avec une pile de bouquins sous le bras !
C’est comme cela qu’ils se sont rencontrés, car Brassens était un grand lecteur.
Je reviens sur ce qui m’a décidé à faire ce spectacle : j’ai découvert dans ces lettres à Toussenot un Brassens que j’ignorais. Un Brassens humaniste et extrêmement cultivé.
Durant toute cette période de l’après-guerre, il a dévoré les livres.
Il lisait évidemment beaucoup de poésie, je crois qu’il a dû lire toute la poésie française classique et contemporaine, mais aussi tous les grands philosophes, de Nietzsche à Camus, Sartre, …
Il y a de très belles lettres où Brassens dit à Toussenot, qui était très critique sur tout. Je le cite : “Il est pour le moins savoureux de voir un type très intelligent se préoccuper à ce point de la sottise et de la médiocrité de la société de son temps. Tu parles, tu parles, de façon éblouissante, certes, mais tu parles et tu ne devrais que CHANTER, comprends-tu ? Vois-tu, tu es trop violent avec les imbéciles, trop intégral. … Ils sont cons, c’est un fait, mais que veux-tu y faire ? Tu ne dis rien aux aveugles qui ne voient pas. Alors ! Crois-moi, laisse les sots à leur sottise, crée des fêtes, pense à tes amis”.
A part cette correspondance, il y avait aussi mon propre souvenir de Brassens, et de l’importance qu’il a eu pour moi. J’ai baigné dans Brassens toute mon enfance.
Claude : Nous avons été quelques-uns dans ce cas, je pense…
Michel : On a été nombreux, et ce qui est extraordinaire, c’est qu’il y a encore beaucoup de gens, pas de notre génération, mais de la génération suivante, qui en sont toujours tributaires ! Alexis HK, par exemple, que j’aime beaucoup, et qui a fait un spectacle entier dédié à Brassens. Bref, j’ai eu envie de faire un spectacle autour du récit de sa jeunesse, parce que c’est quand même un truc particulier. C’est un fils d’immigrés, enfin, à moitié, par sa mère qui est italienne. Et qui vient d’un milieu très populaire. C’est une espèce d’exception incroyable, avec un gros bagage culturel.
Claude : Parlons un peu de toi. Tu as quitté Montpellier pour Nantes. Je crois que tu as déjà travaillé dans la région sur les chantiers navals de St-Nazaire ?
Michel : Oui, j’étais ce qu’on appelle “un établi”, enfin, un ouvrier volontaire après 68. Je faisais à l’époque partie d’une organisation qui s’appelait la Gauche Prolétarienne…
Claude : Je crois que tu as même ton double en papier comme “personnage” dans un des bouquins de Jean Rollin, “L’Organisation”… !
Michel : Tout à fait. Mais j’ai pris ma revanche en écrivant un livre entier sur la question… On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! (rires)
Claude : Toi, tu as écrit un bouquin ?
Michel : Oui, “Le Maître de l’Oubli”. C’est récit à deux faces. Je n’aime pas dire que c’est autobiographique, parce qu’on écrit toujours “avec soi”, et je m’étais donné deux contraintes dans le livre : ne pas écrire le mot “père”, et ne pas écrire le nom de la ville où ça se passe…. C’est une contrainte comme une autre.
Mon père était ouvrier, communiste, immigré. En 68, on était pourtant sur deux bords opposés. On considérait, nous les jeunes gauchistes mao-spontex de la GP, le PCF comme “les traîtres”, ceux qui avaient renoncé à tous les principes fondamentaux du marxisme.
C’est le récit de la perte de mémoire du père, qui était Alzheimer, et tu sais que dans cette maladie, les gens perdent la mémoire des choses immédiates, mais les souvenirs anciens remontent. Il parle de ce qu’il considère comme son “âge d’or”, celle du Front Populaire et de la naissance de son engagement, celle de son admiration pour la France, toute cette période-là, qui revient sans arrêt dans son discours.
Et le fils, ex-gauchiste, qui écrit ça trente ans après, et qui n’avait jamais raconté à son père ce qu’il avait vécu, en parle lui-aussi à ce moment-là. Mais bon, il est un peu tard.
On trouve encore le bouquin sur internet, si tu veux, je te l’envoie.
Je l’ai écrit il y a une dizaine d’années, et il a eu, comme on dit, un “succès d’estime”. Bon, c’est pas les “charts” de la FNAC, mais j’en suis content (rire).
Claude : Je vais l’acheter !
Michel : Il est encore diffusé par “Le Temps qu’il fait”, qui est un très bon éditeur. Un “grand petit” éditeur. Mon père ne l’a pas lu, parce qu’il n’était plus en état de lire, mais c’était important pour moi de l’écrire.
Claude : Je l’ai dit dans L’Asympto écrit, mais je te le répète, j’ai beaucoup aimé ton dernier CD, “Mes 68”, qui a aussi cette dimension autobiographique. Il m’accompagne souvent quand je dois faire de la route en bagnole. Il est très réussi, je trouve, très inventif, tant au niveau de l’écriture que des arrangements musicaux. On y sent vibrer le siècle, avec ton bandonéon et tes accointances avec le jazz.
Je te reparle de ça, parce que nous avons en commun d’avoir eu une jeunesse très “engagée”, mais d’avoir aussi vécu dans une certaine pauvreté, qui était directement liée à cet engagement. Je repense par exemple à l’un de tes poèmes qui m’avait beaucoup touché, “Amis lointains”, … “trois hommes dans une cabane pelant leurs cœur et des patates…”.
Ce qui nous ramène à Brassens, qui a vécu une longue période de dénuement, directement liée à sa conception de la vie.
Michel : Oui, ça me touche ce que tu dis, je suis le dernier vivant des trois…
C’est vrai que Brassens a bouffé de la vache enragée, et qu’il a tenu près de dix ans. Il essayait de placer ses chansons partout, on lui répondait “ça n’intéresse personne, ce que vous faites”. Après, il arrive des coups de chance.
Mon spectacle s’arrête exactement à ce moment-là, le début du succès, quand tout est allé très vite : la rencontre avec Patachou, Jacques Grello, Jacques Canetti,…
Mais c’est pas ça qu’il cherchait, Brassens, son truc, au départ, c’était l’écriture, la composition, écrire de “belles chansons”…
C’est une période très étrange. Au camp, il a déjà écrit de très belles chansons : “Brave Margot”, “Les croquants” – qui est déjà une chanson vachement élaborée : “les croquants vont en ville à cheval sur leurs sous / acheter des pucelles aux saintes bonnes gens…” –, “Bonhomme”,…
Il fréquente les anars, et dans le cercle des anarchistes du XVème Arrondissement, il y a également Armand Robin, je ne sais pas si tu connais ce poète ?
Claude : Non, pas du tout.
Michel : C’est un poète breton très intéressant, un fils de paysan, une famille de neuf gosses, qui va devenir poète, et traducteur de poètes – il apprend huit ou neuf langues. C’était l’exemple type du “transfuge de classe”, un fils d’un paysan pauvre du fin fond de la Bretagne, et qui finit à l’Ecole Normale. Il rate son “agreg”, à cause d’une timidité maladive et se fait coller chaque fois à l’oral… Et dans le même groupe anar, il y avait aussi le fameux Toussenot. J’ai fouillé tout ça. A côté de la légende, j’ai trouvé des tas de choses très peu connues, et c’est ça aussi, je crois, l’intérêt du spectacle, les gens apprennent des tas de trucs qu’ils ne savaient pas. Mais tu as raison de parler du dénuement, c’est une expérience qui m’a beaucoup marqué.
J’ai eu la chance aussi, dans les années ’70, de rencontrer Armand Gatti et de participer comme musicien à plusieurs de ses spectacles. Il était très sensible à la condition des dissidents soviétiques, et j’ai rencontré par son biais pas mal de chanteurs dissidents.
Ils chantaient dans des appartements devant une trentaine de personnes qui avaient toutes un enregistreur à cassette à la main, et ces K7 ensuite voyageaient. Certains avaient ainsi un auditoire parfois considérable, des dizaines de milliers d’auditeurs, alors qu’ils n’avaient enregistré aucun disque et n’avaient aucune parole publique ! Ils ne passaient nulle part.
Alexandre Galitch, par exemple, était l’un de ces chanteurs. Un ancien élève de Meyerhold, qui avait écrit une quarantaine de pièces de théâtre dont aucune n’avait été publiée ou jouée, qui avait écrit des centaines de poèmes inédits, et n’avait jamais enregistré un disque ! Le seul disque qu’il ait fait, il l’a enregistré en Israël. De même, Vyssotski a enregistré deux disques de chansons… en France ! Il était célèbre comme comédien en URSS, mais n’avait jamais pu y enregistrer ses chansons.
Claude : Tu t’es toujours beaucoup intéressé à la poésie. Tu fais encore tes “Brigades d’Intervention Poétique”? (2).
Michel : Pas moi-même, non. Mais pour que je puisse vraiment passer le relais à d’autres, il fallait sans doute que je quitte Montpellier. C’est bien de temps en temps de changer l’eau du bocal, de se retrouver dans un autre environnement humain et culturel. Et puis je supportais de plus en plus mal les grosses chaleurs d’été. Bon, je lutte contre le réchauffement climatique, pour cette nature merveilleuse qui nous est donnée et qu’on saccage, mais j’avoue qu’en déménageant à Nantes, j’ai choisi une solution bien peu efficace et très individuelle (rires).
Ces dernières années, je m’occupe surtout ici d’une collection de livres-disques, de poètes que je mets en musique en faisant aussi appel à d’autres interprètes. On l’a fait pour René-Guy Cadou, un poète peu connu qui est d’ici, de Loire-Atlantique, et qui est mort à trente-et-un ans. Le second, c’est bien sûr Desnos, autour duquel j’avais fait le spectacle musical “Rue de la Gaité” – auquel tu as participé, mais aussi plusieurs autres CD et productions. Et le troisième, c’est Pavese, l’italien, principalement autour de ses poèmes. C’est chaque fois un gros travail d’immersion dans l’œuvre.
La collection s’appelle “Les Paysans du Ciel”. Va voir sur mon site, il y a pas mal de choses (3).
Claude : D’autres projets en vue ?
Michel : On en parlait avant de commencer l’interview. Le COVID est passé sur nos circuits de diffusion comme un bulldozer, il faut relancer les concerts, plic ploc comme tu dis, je suis au même régime. Je continue à faire chaque été des ateliers d’écriture autour de la chanson – d’ailleurs hébergés par l’une de tes compatriotes qui a un très beau lieu en Aveyron. Je fais aussi des lectures de Cendrars avec une pianiste, dans une formule bandonéon-piano.
J’ai un spectacle sur les huîtres, aussi, qui me plait bien (rires). Un truc inclassable mais qui permet sortir des réseaux des salles : les gens mangent des huîtres en buvant du vin blanc… … Et j’ai trouvé une bonne dizaine de textes littéraires ou de poèmes qui parlent de l’huître.
Claude : Ce samedi, je fais la même chose à Nismes avec des frites, c’est un autre style (rires). Peut-être qu’on pourrait lancer une formule à deux : frites / huîtres (rires) (2).
Propos recueillis par Claude Semal le 25 mars 2023
Photo avec les chiens : Josée Stroobants.
(1) Tout tout tout sur Michel Arbatz et son travail : https://www.michelarbatz.com/
(2) lire aussi dans l’Asympto L’AMI QUI DORT (AUTOUR DE CESARE PAVESE) par Michel Arbatz
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