LA FRANCE AU BORD DE LA CRISE DE NERFS

– “… Pourquoi tu tires la gueule ?
– “… Moi, je tire la gueule ?
– “… Oui, tu tires la gueule !
Même si votre cœur est paisible comme une colombe sous Xanax, et votre sourire tatoué sur vos lèvres comme celui d’une éternelle Joconde, je peux vous assurer que trois répliques plus tard… vous tirerez effectivement la gueule !
C’est ce qu’on appelle une “prophétie auto-réalisatrice“.

Je n’en peux plus. Je n’en peux plus de lire et d’entendre un peu partout, à la télé et dans les journaux, que le conflit politique et social ouvert en France autour la “loi retraites” ferait le lit (ou le jeu, ou le boulevard) du Rassemblement National. Ah! bon ?
Ce radotage d’éditocrate, ce psittacisme de plateau, cette antienne de l’antenne, ont déjà été ressassés et répétés tant de fois, qu’ils semblent s’imposer à nous comme une évidence, alors qu’ils devraient nous apparaître d’abord comme une absurdité.
Car enfin, il faudrait nous expliquer pourquoi un refus porté par l’ensemble des organisations syndicales (le recul de l’âge de la retraite), politiquement relayé avec panache et opiniâtreté par l’ensemble de la gauche politique (dont la France Insoumise et ses alliés de la NUPES)… devrait curieusement aller gonfler l’escarcelle électorale de l’extrême-droite. Alors que cette dernière est, par exemple, pratiquement absente des manifestations de masse contre la dite “réforme” des retraites ?

Au contraire, la diminution du temps de travail, de la journée des huit heures aux 35 heures de Jospin, de la retraite aux congés payés, c’est depuis toujours, le cœur du programme politique de la gauche. Depuis plus de deux siècles !
Née de la contradiction capital / travail, elle fait vraiment partie de son ADN.
Le recul de l’âge de la retraite, c’est exactement l’inverse.
C’est offrir deux ans de travail gratuit en plus à son patron et à l’État. C’est donc une mesure franchement “de droite”, qui mobilise d’ailleurs contre elle l’ensemble du monde du travail.
Quant à l’extrême-droite, la réduction du temps de travail, en général et en particulier, elle s’en bat plutôt la phalange (ce n’est pas son objet).
Les commentaires médiatiques, qui associent systématiquement les deux, me semblent donc pour le moins étranges.
C’est curieux : je n’entends jamais dire, sur un plateau télé : “Avec une réforme aussi débile et réac, Mélenchon va se retrouver à 30 % !”. Ou : “Aux prochaines législatives, c’est sûr, la NUPES sera majoritaire dans tout le pays !”. Non. Ce qu’on entend partout, c’est : “Cela profitera à Marine le Pen” (la châtelaine de Montretout) !

En ce premier jour de printemps, c’est dans “Libération qu’on peut lire la nième variation sur ce thème, co-signée par Bruno Palier et Paulus Wagner, sous le titre : “Cette réforme des retraites est un carburant pour le RN” (p. 20 et 21, 21/03/2023).
Introduite par de péremptoires “la science politique a montré que…” (trois fois), cette tribune est en fait une réplique de l’article que le duo a cosigné dans la revue du think thank Terra Nova, un bureau d’étude prétendument “de gauche”, qui avait beaucoup inspiré le courant “hollandais” au Parti Socialiste.
Dans une analyse de 2011 (“Gauche : quelle majorité pour 2012 ?“), Terra Nova conseillait en gros au PS d’abandonner les ouvriers à leur supposée beaufitude (et à l’extrême-droite), pour construire une nouvelle alliance à vocation majoritaire autour des classes moyennes urbaines. Bref : moins de prolos, plus de bobos.
Elle esquissait ainsi la base sociologique de ce social-libéralisme qui allait si bien être incarné par Hollande, Macron et Valls (… M le Maudit, la Malédiction des Manuels).

Ce sont donc les subtiles analyses de Terra Nova qui ont finalement conduit aux 1,7% d’Anne Hidalgo à la présidentielle. Pour une fois, “la science politique” (de mon cul) n’avait pas prouvé que…. Par contre, Terra Nova n’avait pas eu à l’époque de mots assez durs pour présenter le programme de la NUPES comme un “danger” qui conduirait “au désastre“.
Selon les Echos du 8 juin 2022, Terra Nova aurait même traité sur son site Jean-Luc Mélenchon de “bombe humaine”. Brrr… J’en tremble encore.
Bref. Ce qui préoccupe aujourd’hui Bruno et Paulus, ce n’est pas que la réforme des retraites soit injuste, absurde, irréaliste, impopulaire, et même criminelle pour les 15.000 travailleurs et travailleuses qu’elle fera mourir à leur poste de travail.
Non, ce qui les inquiète, c’est qu’elle puisse provoquer un “ressentiment social” qui va “nourrir le vote pour le RN”.
Encore heureux qu’elle en provoque, du “ressentiment” ! Et de la colère, et de l’indignation et un désir de revanche ! Car ces “affects” sociaux sont aussi de puissants leviers pour renforcer la mobilisation populaire contre une loi immorale.
D’un Edmond Dantès bafoué, ils peuvent faire un Comte de Monte Christo triomphant.
Il semble en effet avoir échappé à nos “observateurs” distraits qu’il existe aussi un “populisme de gauche”, que la France Insoumise essaye régulièrement d’incarner, et qui s’appuie sur ces mêmes “affects” pour remobiliser les classes populaires autour de revendications politiques communes (2). Le problème, ce n’est donc pas “le ressentiment” – quand il est justifié. C’est ce qu’on en fait, et comment on le dépasse.

Mais revenons à notre “prophétie auto-réalisatrice”.
Car à force d’établir un rapport médiatique et pavlovien entre “le refus du recul de l’âge de la retraite” et “la montée du Rassemblement National”, il est probable que certains esprits faibles verront, de fait, un lien de causalité entre l’un et l’autre.
Et ils voteront donc pour le “Rassemblement National”, dès la première occasion, en espérant ainsi “contrecarrer” cette mesure.
Grâce à la petite musique de Terra Nova et de ses multiples déclinaisons de plateaux.

J’ai dit tantôt que le Rassemblement National se battait les steaks du recul de l’âge de la retraite. Ce n’est pas tout à fait vrai. Car le RN a aussi un électorat populaire et âgé.
Le programme du RN prévoit donc un départ à la retraite s’échelonnant entre soixante ans (pour ceux qui ont commencé à travailler avant 21 ans) et… soixante-sept ans (1).
Pour ceux qui ont commencé à travailler très jeunes, avec des boulots souvent non-qualifiés, ce projet peut donc sembler “moins pire” que celui de Macron.
Même si Marine Le Pen entend faire travailler les autres … jusqu’à 67 ans !
Ces dix milliards (coût estimé), ne sont toutefois financés par “rien” dans le programme du RN, si ce n’est une très fantasmagorique évocation de la “fraude de l’immigration” (?) et de “l’assistanat” (?!) (1). J’y vois donc plutôt un effet d’annonce sans conséquences concrètes.
Et surtout, puisque c’est le cœur même de son programme, si le Rassemblement National arrivait par malheur aux affaires, il commencerait par priver deux à trois millions de travailleurs d’origine européenne et africaine de leur retraite, puisque le RN entend réserver tous les droits sociaux, y compris donc les pensions, aux seuls Français ! En matière de justice sociale, de citoyenneté et de droit du travail, le RN fait toujours partie du problème, jamais de la solution.

Et pendant ce temps, en Macronie…

Après le passage en force de la “loi retraite”, finalement imposée sans vote du Parlement par un onzième “49.3”, le gouvernement Borne a évité la censure à neuf petites voix près. Ce que le “Canard Enchaîné” appelle plaisamment “La Preuve Par 9″.
Après sa petite phrase provocatrice de la veille : « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », ce qui fera plaisir aux syndicats, et ne manque pas d’air pour quelqu’un qui gouverne en enjambant systématiquement le Parlement à coups de 49.3, Emmanuel Macron s’est invité à la table des Français ce mercredi aux JT de 13 heures de TF1 et France 2.
Ce n’est pas très gentil pour leur digestion, car ses propos étaient plutôt indigestes.
Le commentaire de Sandrine Rousseau m’a fait rire : “On ne s’attendait à rien. Mais rien eut été mieux“. Celui de Martinez (CGT) était plus sévère : le chef de l’État “a jeté un bidon d’essence sur le feu“.
Jeudi, c’était déjà la neuvième journée d’action de l’intersyndicale.
Contrairement à ce qu’on aurait pu craindre (ou espérer), la mobilisation n’a pas faibli. Une nouvelle journée d’action a été annoncée pour mardi, mais il y a chaque jour des centaines d’actions sporadiques dans toute la France.
La jeunesse est dans la rue.
Sur le terrain, la police est de plus en plus violente et commence par appliquer partout la jurisprudence “gilets jaunes” : “tout ce qui ne porte pas un uniforme de flic est un ennemi sur qui on peut taper”.
A Paris, où les poubelles s’amoncellent suite à la grève des éboueurs, les vieux cartons ont le feu facile.

Un homme seul qui sème le désordre et prétend incarner l’ordre

En pariant sur le pourrissement de la situation, en se gargarisant de mots (“la République n’acceptera ni les factions ni les factieux”), en comparant les manifestations en France aux envahisseurs du Capitole aux USA, en lâchant la bride aux plus violents des policiers, la stratégie de Macron est limpide.
Il tente de remplacer le binôme “Président des Riches / Loi contre les Pauvres”, qui est présent dans tous les esprits, par le binôme “Parti de l’Ordre / terroristes et factieux”, qui assimile toutes les manifestations populaires et syndicales à des actes anti-démocratiques et antirépublicains.
Il essayera parallèlement de rassembler tous les frileux et tous les réacs, autour d’une certaine “légitimité” présidentielle.
Ce fut le pari gagnant des Gaullistes aux législatives de juin 1968, alors que la gauche et les syndicats avaient tenu le pays pendant tout le mois de mai.
Mais n’est pas De Gaulle qui veut : Macron n’a pas sa légitimité historique, et, mis à part son petit Club de milliardaires, il n’a pratiquement plus aucune force sociale derrière lui.
Le roi est nu, et haï comme jamais un président en France.
En attendant, hasard du calendrier, Macron recevra à partir de ce dimanche Charles III, le nouveau roi d’Angleterre, pour une visite protocolaire de quatre jours. En slalomant entre les poubelles ? De belles photos en perspective pour Paris-Match.
Au programme : dîner sous les dorures du Château de Versailles (il aime ça, le Macron, les dorures) et descente des Champs Elysées. En benne à ordures ? Je leur souhaite bien du plaisir (3).

Claude Semal le 23 mars 2023.

(1) https://rassemblementnational.fr/22-mesures . Voir la vidéo du point “9”.
(2) Ni LFI, ni la NUPES, ni les syndicats ne sont même mentionnés dans cette tribune.
(3) Dernière minute : le Charlot royal vient d’annuler sa visite.

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