UNE CERTAINE “BONNE” CHANSON FRANCAISE par Bruno Ruiz

Chanteur et poète toulousain, Bruno Ruiz est l’auteur d’une œuvre poétique à la fois minuscule et monumentale (“Le poète invisible”, en 14 volumes de 400 pages) (1). Il a également enregistré neuf albums de chansons, il écrit un poème ou un petit texte par jour, et s’exprime très régulièrement sur sa page Facebook et son blog (C.S.).

Bruno en 2013 à Montauban

La plupart de mes “amis FB” qui lisent et alimentent leurs pages sont très souvent des amoureux de ce que, faute de mieux, j’appellerai une “certaine” chanson. Une “certaine chanson” qui, au fond, a toujours eu bien du mal à se définir. “Chanson Française de Qualité“, “chanson non crétinisante“, “chanson à texte“, “chanson poétique“, “chanson de caractère“, “chanson d’expression“, “chanson d’art et d’essai“, “chanson de parole”, “chanson marginale”, “chanson engagée”, “chanson non médiatisée“, (j’ai même entendu “chanson de gauche” !), etc…
Certains en ont fait même l’objet de leurs études universitaires comme mon ami Stéphane Hirschi que je salue au passage et qui s’est lui-même autoproclamé “cantologue”.
Pourquoi pas ?
Mais toutes ces appellations plus ou moins contrôlées éludent soigneusement la vraie question, celle que personne n’affronte vraiment : qu’est ce qu’une chanson ? Avec son corollaire inévitable : qu’est-ce qu’une “bonne” chanson ?

Tous ceux qui se sont lancés dans une définition nous ont toujours laissé avec plus ou moins de bonheur sur notre faim.
Il y a bien certains – rares – chanteurs qui essaient de nous donner la leur, mais tout le monde ne peut se superposer complètement à leur démarche et à leur point de vue, même s’il est parfois pertinent et très intéressant. Les uns voient dans la chanson un poème mis en musique, les autres des paroles prétexte à faire de la musique ; d’autres, – plus près de la réalité à mon sens — une équation réussie, une fusion entre des mots et une mélodie. Bref, sans doute parce qu’il n’y a pas une chanson mais des chansons ; sans doute parce qu’il n’y pas un public mais des publics ; sans doute parce qu’elles n’appartiennent pas toutes à la même époque, à la même mode, à la même génération ; sans doute parce qu’elles sont souvent considérées plus comme des traces socio-culturelles que comme des œuvres à part entière ; sans doute enfin parce qu’il n’y a pas une histoire de la chanson mais des histoires de la chanson, chacun s’arrange, chacun s’accommode très bien de ce flou dont on parle, de ce “on se comprend bien entre nous”, de ce “tu vois bien ce que je veux dire”, et au bout du compte, on patauge dans des discussions qui manquent furieusement de la plus élémentaire des rigueurs scientifiques.
Je vais vous décevoir : je n’ai pas la prétention d’enrayer le mouvement général et je ne suis même pas sûr de le vouloir. Je n’ai pas le début du commencement d’une solution. Et d’ailleurs, si je parle de solution, c’est qu’il y aurait un problème et je ne suis pas sûr non plus qu’il y en est vraiment un.

On peut cependant se contenter de certains constats qui contourneront une nouvelle fois notre difficulté à définir ce qu’est une chanson. Cela éclairera peut-être la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui “la chanson française”.
Car je voudrais vous parler ici avant tout de “chanson française” et non de “chanson en général”. Vous parler de celle qui s’est dessinée chez nous, progressivement, à partir de l’après-guerre.
Pour les Français, c’est d’abord De Gaulle, le héros désobéissant et insoumis qui a gagné la guerre. Ensuite, c’est De Gaulle et les alliés. Et de ce fait, il ne faut pas perdre de vue que les principaux alliés de la France étaient anglophones. Notre jeunesse reconnaissante (“si les Ricains n’étaient pas là…”), a forcément accueilli avec ferveur cette langue comme une amie, une alliée elle aussi. Les USA sont vite devenus notre modèle, un modèle d’admiration, de référence, et même d’une certaine façon une forme de prophétisation de ce que nous allions devenir. Le marché a très vite compris qu’il y avait du grain à moudre dans tout cet engouement. La reconstruction, le baby boom, la naissance marchande d’une nouvelle denrée, “les jeunes”, face à ce que l’on nommait “les croulants”, tout cela s’installa dans la frénésie des adolescents des années soixante, en même temps que l’imprégnation d’une certaine vision de la société libérale. On “adaptait” ce qui venait des USA. On s’habillait comme les américains, on regardait les films, les séries d’outre-Atlantique, on finit même par manger comme les américains. On se construisait dans une esthétique de plus en plus américaine. Sur notre sol, la chanson française arrêta presque d’être nationale pour devenir un presque musée qu’on nomma “la chanson rive gauche”. Un creusé circonscrit aux cabarets du Quartier Latin dont peu d’entre eux avaient la faveur des antennes. C’est ainsi que commença à se creuser durablement le fossé.

D’un côté une chanson française marginale, désormais presque exotique quand elle n’était pas simplement ringarde, de l’autre celle de la jeunesse devenant de plus en plus anglophile (années yéyé), avec la bénédiction des radios privés, particulièrement Europe 1 mais aussi RTL. L’ORTF, télévision d’état, essayait tant bien que mal de maintenant une “identité française”, gage d’une certaine qualité, mais la déferlante des chansons anglo-américaines s’installait durablement dans la tête des enfants de 68. L’exportation de disques anglo-américains devint un véritable marché. Petit à petit, le terme de chanson fut “débordé” par des attitudes, des comportements, des danses et des styles musicaux tous anglo-américains. Le rock (danse et musique), le twist, le madison, le mash-potatoes, et enfin le jerk (une sorte de n’importe quoi solitaire), individualisèrent progressivement des gestuelles, références à des transes africaines qui devaient éloigner durablement la vieille, dépassée et ringarde tradition de la chanson Rive Gauche et des danses de salon. Seuls subsistaient quelques chanteurs – exceptions confirmant la règle – comme Brassens, Ferré, Brel, (gage de la qualité poétique française), certains se frayant un chemin rusé dans la déferlante yéyé comme Gainsbourg, ou d’autres essayant de s’imposer aux USA comme Gilbert Bécaud, Charles Aznavour ou encore Yves Montand.

Dans les années 1970, il y eu trois grandes tendances.
La variété française, prolongement des yéyés des années 1960, avec des chanteurs comme Dave, Mike Brant, C. Jérome, Joe Dassin, et bien d’autres, et bien sûr les figures yéyés qui continuaient d’occuper les antennes, comme Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Michel Sardou, Françoise Hardy, etc… , tous omniprésents dans notre inconscient collectif et que l’on ne nommait pas encore “people”.
Il y eu aussi une chanson de contestation, de gauche, libertaire, quelquefois expérimentales, totalement exclue des radios et des TV nationales, comme Béranger, Lavilliers, Higelin, Magny (pour ne parler que de ceux qui déplaçaient alors le plus de monde sans support médiatique), et qui contribuèrent largement à l’élection de Mitterrand en 1981 avant que le business, pour la plupart d’entre eux, ne les absorbe à leur tour.
Mais ce qui s’installa surtout sans que la grande majorité ne s’en rende vraiment compte, c’est la pop anglaise, américaine, celle de groupes aux musiques souvent inventives et complexes qui s’éloignaient de plus en plus du modèle de la chanson française.
Certains chanteurs alors en eurent conscience. Souchon, Bashung, Gainsbourg, Manset, Christophe, Jonasz, etc. Ce sont eux qui dessinèrent ce qui allait devenir notre chanson d’aujourd’hui. Une chanson française qui pouvait revendiquer au grand jour ce qui, au fond, nous était insidieusement insufflé depuis l’après-guerre.
Aujourd’hui, tous les chanteurs médiatisés ou presque se prévalent d’une façon ou d’une autre de la pop et du rock, c’est à dire d’une culture anglo-américaine assimilée, intégrée. Culture qui au fond, à bien y regarder, ne date que d’un demi-siècle et qui n’est pas complètement la nôtre.

Ceux qui ne se sentent pas vraiment concernés par elle restent dans la marge tout en la tolérant, mais demeurent tous, (sauf erreur de ma part), en dehors des grands circuits médiatiques. Et ce clivage est devenu quelque chose de tellement évident et entendu désormais que plus personne ne le relève.
C’est peut-être cela le problème sans solution.
Nous sommes tous condamnés à une habitude de penser qui nous échappe.
À de l’oubli générationnel.
Mais c’est vrai aussi qu’on s’en fout un peu peut-être, non ?

Bruno Ruiz (sur Facebook et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Lire aussi dans l’Asympto:

COMMENT ON EST PASSÉ DU DISQUE À YOUTUBE par Bruno Ruiz

LE CHE, LA VIERGE ET LE POÈTE par Bruno Ruiz

Toute son œuvre est accessible par ici :
https://brunoruiz.wordpress.com/le-poete-invisible/

On peut écouter plusieurs de ses chansons sur Youtube :

Un peu d’autodérision pour la route :

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