MAE, L’INGÉNIEUR DE KHARTOUM par Marie Wiener

Mae est soudanais, ingénieur télécom diplômé de l’Université de Khartoum.
Il est arrivé chez moi courant 2019. Il s’est très vite inscrit aux cours de français gratuits organisés avec des enseignantes bénévoles par la Plateforme d’aide aux réfugiés.
Il étudiait méthodiquement, avec des écrits, des listes de vocabulaire.
Il me posait des questions pointues, grammaticales ou autres. Je connaissais évidemment la réponse: je savais comment il fallait dire et écrire.
Mais il voulait aussi savoir “pourquoi?” Et là je séchais souvent.
Il ne faisait aucune autre démarche : il ne se présentait pas à l’Office des Etrangers pour demander l’asile. Il ne repartait pas à Calais pour essayer de se glisser dans un camion (à l’époque, pas encore de traversées en “small boats“).
Il me souriait en expliquant qu’il réfléchissait.
Il discutait avec les amis soudanais qui repassaient de temps en temps à la Casa Wiener (chez moi, donc), en provenance du centre ouvert d’où eux, ils attendaient que l’Office des Étrangers statue sur leur dossier.
Je pense que, comme moi, Mae constatait qu’ils attendaient depuis longtemps. Probablement discutait-il aussi de la situation avec des condisciples du cours de français.
Puis ce fut 2020: confinement pour cause de pandémie. J’ai expliqué aux cinq amis qui logeaient à ce moment à la maison qu’ils pouvaient rester s’ils le souhaitaient. Et qu’ils étaient libres de repartir: “You decide!”. Mais qu’alors ils ne pourraient plus revenir chez moi, vu le risque de contamination.
Mae est resté.
Mimi par contre (voir “Une histoire de femme”) (1) est partie après un mois, et a fini par faire savoir qu’elle était passée en UK… en small boat.

L’accueil à la gare

Quelque temps plus tard, Mae est descendu un matin de sa chambre tout harnaché: anorak, gants de laine, petit sac à dos. “I go to UK!” (United Kingdom / Grande-Bretagne).
Il avait compris (et à mon grand dam, il avait raison!) que les Soudanais ont peu de chance d’obtenir l’asile dans notre petit Royaume du juste milieu. Car la Belgique accepte très systématiquement les Erythréens, dont la patrie est considérée comme une prison à ciel ouvert.
Mais pas les Soudanais, même s’ils portent les cicatrices de sévices subis au Darfour, en guerre civile depuis des lustres. Pas les Palestiniens non plus. Ni les femmes afghanes: “la guerre est finie en Afghanistan, vous pouvez rentrer chez vous…“.
Mae est revenu quelques jours plus tard. Sa première tentative de traversée avait tourné court: “a good team, a good boat… But in the midden of the sea : fog and no more battery in my phone!”
Je lui ai offert une petite boussole manuelle (achetée trois sous et sûrement fabriquée en Chine, peut-être par des esclaves ouïghours…?).
J’ai constaté qu’il ne savait pas qu’une boussole peut fonctionner sans électricité!
Je pense que c’est à la troisième tentative qu’il a enfin accosté aux blanches falaises de Douvres.
Cet été 2023, il faisait partie du comité d’accueil qui m’attendait avec d’immenses sourires, des fleurs et des bisous à la gare de St Pancras International à Londres.
Il m’a montré Camden Market et le coucher de soleil vu des quais, à Canary Wharf.
Il habite en banlieue, il a les “documents”, il a du boulot.
Yallah!

Marie Wiener (2)

NOTA BENE : La Casa Wiener a “fermé” du 15 juillet au 1er septembre. Enfin, fermé plus ou moins : Bereket a tout de même passé près de 15 jours ici, le temps de recevoir les clés de son studio.
Depuis ce premier weekend de septembre, je reprends progressivement du service: un gars est venu deux fois en journée: surtout pour se doucher, se faire son petit frichti qu’il aime, pour lequel il trouve chez moi tout ce qu’il faut. Et pour une lessive, séchée en une heure au soleil.
Un autre est venu juste pour une nuit, en saluant le repas du soir d’un “I missed your food!

Auparavant, du 16 au 23 août, j’ai fait ma petite tournée en UK. J’ai revu dix de mes hébergés de ces six dernières années. Ils et elles vont bien. Ce fut infiniment réconfortant et gratifiant de constater qu’iels se débrouillent parfaitement tous et toutes : permis de séjour, boulot, logement (… carte Visa, voire même voiture!). Ce fut infiniment chaleureux de les voir bivouaquer dans leur living, avec les enfants quand il y en avait, pour que moi je puisse dormir bien à l’aise dans le grand lit de l’unique chambre à coucher.
J’observe que le réseau aussi reprend progressivement : (Françoise:) “On m’appelle du hub à l’instant pour une famille “en Dublin” (3) qui n’a pas eu de place ce soir au Samu social. Un couple avec une fille de six ans. Pour une nuit d’abord. Et on cherchera ensuite pour les quelques nuits suivantes.
Puis vient la prévision qui tue (Françoise, toujours) : “Les familles “en Dublin” (3), ça va être le nouveau délire pour cet hiver. Accrochons nous!” J’ai le vertige. Les “familles” en “Dublin” (3) ?!?

Leurs enfants à scolariser, tout le monde à protéger, à rassurer ? Avec l’épée de Damoclès des éventuels contrôles en rue, voire des rafles ?!? Dans quel pays vit-on? C’est quoi, cette Europe arrogante qui fait à tout bout de champ sa leçon des “droits humains” aux autres continents, cette Europe des “insiders” qui piétine sans vergogne les basanés et leurs petits, qui a recréé des flots d’Untermenschen ballotés au quatre coins du Continent ? J’ai la tête qui tourne. Vertige…? Ou nausée?

M.W.

(1) UNE HISTOIRE DE FEMME par Marie

(2) LES AIRBNB DU CŒUR

(3) Le Règlement “Dublin” est un texte qui s’applique à tous les Etats européens. Lorsque ces Etats ont décidé de créer un espace où l’on circule sans contrôle aux frontières intérieures, “l’espace Schengen“, ils ont aussi adopté des règles portant sur la circulation des demandeurs d’asile dans cet espace.
En pratique, la demande d’asile doit être examinée par l’Etat via lequel le demandeur est entré en UE: soit, en général, par la Grèce, l’Italie, plus rarement l’Espagne. Ces Etats doivent enregistrer dans une base de données commune, appellée EURODAC, les empreintes du migrant qui entre irrégulièrement ou y dépose une demande d’asile. Si elle les intercepte, la police leur prend le plus souvent leurs empreintes de force.
Puis quand ils arrivent là où ils veulent vraiment demander l’asile, en Belgique par exemple, l’Office des Etrangers vérifie sur EURODAC si leurs empreintes ont déjà été enregistrées, et si oui: où. Ils sont alors “dublinés”, c’est-à-dire enjoints à rejoindre ce pays de “première arrivée” en UE.
S’ils “n’obéissent” pas, ils peuvent réapparaître “officiellement” 6 mois plus tard et refaire une demande en Belgique: au bout de ces 6 mois, le “Dublin” ne compte plus.
Le réseau d’accueil citoyen cherche donc à les héberger discrètement durant cette période, à l’abri de la police tant que faire se peut. Cacher des familles avec enfants, c’est plus difficile que cacher les seuls adultes. Entre autres parce que la loi oblige – à juste titre – de scolariser tous les enfants, qu’ils soient libres (!) ou clandestins.

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